Philosophie et psychanalyse /// Deux remarques sur la relation justice-amour

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La fête chrétienne de Pâques, actualité du moment, célèbre la mort de Jésus sur la croix et sa résurrection… Nous avons précédemment évoqué le sacrifice d’Abraham à travers son «fils unique» : la révélation de Dieu se traduit pour l’âme, avons-nous dit il y a deux semaines, par l’obligation de sacrifier ce qu’elle a de plus cher et ce «plus cher» tient dans le «fils unique»…

La nouveauté, toujours déconcertante, du christianisme est d’affirmer que Dieu lui-même se sacrifie. Et son sacrifice reprend le même argument : celui du «fils unique»…

Il y a chez l’homme l’expérience d’un amour absolu quand il fait l’épreuve de l’infini de Dieu, mais il y a aussi un amour infini de Dieu pour l’homme qui va jusqu’au sacrifice de soi — de son fils unique. Et c’est en vertu de cet amour divin pour l’homme qu’il y a rachat, rédemption, et que l’ancienne malédiction biblique — tu es poussière et tu retourneras à la poussière — est levée.

Quand nous rapprochons ce moment chrétien du récit de la Genèse et de l’épisode de Noé où Dieu dit : «J’exterminerai de dessus la terre l’homme que j’ai créé, depuis l’homme jusqu’aux animaux domestiques, aux reptiles et aux oiseaux du ciel, car je me repens de les avoir faits», il semble difficile d’admettre que c’est du même Dieu que nous parlons.

Dans les premiers temps du christianisme, un courant théologique s’est développé dont la thèse principale était qu’entre l’Ancien et le Nouveau Testament, ce n’est pas du tout le même Dieu qui est en scène. On passe d’un Dieu vengeur, qui est mauvais, à un Dieu d’amour, qui est bon.

Un certain Marcion, auteur d’un texte intitulé Antithèses, fut le théoricien de ce courant. Mais son idée fut combattue et le principe de l’unité rétabli.

En islam, la même difficulté se rencontre quand il s’agit par exemple de concilier des noms divins apparemment antagoniques. Des attributs comme «raouf», «rahîm», «latif», «ghafour», qui évoquent compassion, douceur et propension au pardon, s’opposent, ou semblent s’opposer à d’autres attributs comme «mouhaimin», «jabbar», «qahhar», «moudhil», «mountaqim» qui sont dans le registre de la domination et de la vengeance.

Briser la fausse perspective de la «jâhiliyya»

Dieu ne devrait pas être aimant en certaines circonstances à l’exclusion d’autres. Son amour, à la différence du nôtre, ne se laisse pas neutraliser par les agissements des hommes. Il n’aime pas sur le mode du conditionnel : seulement s’il est content de nous… Il aime en dépit du refus d’aimer et en dépit du refus d’écouter de celui qu’Il aime…

Et pourtant, on observe dans les textes que Dieu se fait aussi justicier et va jusqu’à vouer les hommes à la mort et à la ruine dans une sorte de violence dont on ne voit pas comment elle peut encore s’accorder à l’amour. Il y a quelque chose qui ressemble fort à une contradiction, contradiction qui confère aux récits des différentes traditions une sorte d’inconséquence. Du moins est-ce ce que suggère une première lecture.

Pour lever cette contradiction, nous allons tenter deux remarques. Premièrement, il est bien vrai que les textes des trois traditions abrahamiques présentent de Dieu cet aspect terrible de la colère. Mais il n’est jamais sûr que Dieu ait l’initiative du mal qui s’abat sur l’homme.

La colère de Dieu intervient toujours pour surenchérir, et cette action de surenchère a une fonction : révéler le mal dans lequel l’homme s’est abandonné lui-même, et par quoi il continue d’être abusé en croyant que c’est un bien. Le châtiment de Dieu libère l’homme des rets d’une illusion.

Le déluge que l’homme crée dans sa vie est déjà là, par son action, par son entêtement à vouloir construire de l’être sur fond de non-être et par sa vanité qui le trompe en lui suggérant que son naufrage est un accomplissement… La colère est ce qui lui ouvre enfin les yeux sur la vérité calamiteuse de sa réalité : le «bonheur» de la vie sans Dieu n’est pas autre chose qu’une perdition.

La perspective du châtiment brise le lien qui maintenait l’homme dans l’ignorance de son état, dans sa «jâhiliyya»… Désormais, il est face à l’œuvre de son propre désastre, libéré de son aveuglement. Il peut donc être sauvé, et c’est le but recherché.

Mais le désastre de la perdition est toujours aussi désastre d’une injustice commise et Dieu ne saurait être celui qui prend à la légère l’injustice, quand elle est subie par l’âme innocente. La colère, en ce sens, n’est pas qu’un révélateur de désastre. Elle est aussi la colère de la justice quand elle est rendue : rendue à Abel contre son frère Caïn. Mais, là encore, la sévérité de la justice n’est pas à elle-même son propre horizon. Son intransigeance, bien que subie par l’âme injuste, devient ce par quoi cette dernière peut redevenir elle-même gardienne de la justice.

Au-delà de la logique comptable de l’expiation, il y a une initiation qui est initiation à la royauté. Subir la justice de Dieu, c’est se préparer à la rendre. Donc à monter sur le trône divin d’où elle est rendue.
C’est dans un même mouvement que la colère de Dieu ouvre les yeux du «pécheur» sur l’étendue du désastre qu’est son œuvre, qu’elle l’initie à la justice divine par l’intransigeance d’un châtiment et qu’elle le prépare à la royauté… Tel est le vrai horizon dont l’amour n’est jamais absent !

L’âme herméneute

Deuxième remarque : la façon dont l’amour et la colère se conjuguent en Dieu, face à l’âme, n’est pas séparable d’un récit. C’est en lisant un texte, au sein d’une communauté, que se donne à comprendre pour l’âme la manière dont la contradiction est surmontée. Les réflexions que nous venons de hasarder dans la première remarque ne sont elles-mêmes pas séparables de ces récits, même quand nous ne les citons pas de façon expresse.

Or il arrive que la lecture de ces récits, au lieu de dépasser la difficulté en question, en offre une fausse solution. Dans l’histoire de la tradition abrahamique, on observe par exemple que le christianisme et l’islam, parce qu’ils ont été religions d’Etat, et même religions d’empires, ont fait prévaloir un moment une lecture qui a consacré la justice et la colère de Dieu au détriment de son amour.

Ce qui revenait à faire de la justice de Dieu une justice auxiliaire par rapport à la tâche de maintien de l’ordre politique. Nous avons vu que cette tendance a largement contribué à créer les conditions d’une insurrection contre l’âme justiciable : insurrection sans laquelle on ne comprend pas l’âme moderne, en tant qu’autosuffisance de la certitude de soi du cogito.

Notons que la lecture des récits ne pâtit pas seulement d’une collaboration malheureuse entre théologie et politique. Elle pâtit aussi du fait qu’au lieu d’une diversité des traditions qui offre l’occasion d’une confrontation positive des approches et des solutions, nous avons une diversité qui donne lieu à un raidissement des positions, qui est appauvrissement de chacune d’elles, tarissement de l’activité herméneutique, affaissement de la production du sens…

La collaboration entre traditions, elle, ouvre des perspectives qui ne sont peut-être pas toujours soupçonnées. L’âme ne fait pas qu’échapper à son statut d’âme justiciable pour accéder à celui d’amante de Dieu. Elle ne se contente pas d’accorder en elle-même ce qui répond à l’amour de Dieu et ce qui répond de ses actes : elle se fait aussi herméneute d’une tradition, avec ses récits et ses mots, dont chacun peut receler, selon les langues, des significations cachées portant sur la relation, en Dieu, entre amour et justice. Et les trésors de sens qu’elle recueille, elle en fait autant de sujets de joutes, loin de tout esprit querelleur et apologétique, comme de toute pédanterie savante et académique: dans la recherche plutôt d’une réjouissance commune de la pensée…

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