Le prisme et l’horizon /Turquie : quel message ? Pour quelle réponse ?

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La vaste purge à laquelle se livre le pouvoir turc dans les rangs de l’armée, de la police, de la magistrature mais aussi, on l’apprend, dans celui du personnel enseignant conforte chez beaucoup d’analystes l’idée que le régime actuel à Ankara a pris une tournure qu’on n’hésite pas à qualifier de fasciste. On observe à juste titre que les arrestations ont été particulièrement rapides et on en conclut, de façon un peu hardie, que la tentative de putsch pourrait bien avoir été savamment orchestrée par Erdogan lui-même en vue, explique-t-on, de neutraliser des personnes dont la liste des noms était prête à l’avance.

Cette hypothèse a bien sûr l’avantage de nous présenter le président turc, non comme une victime potentielle qui aurait échappé, si le coup d’Etat avait réussi, à une séquestration et une détention prolongée dans le meilleur des cas, mais comme le cynique instigateur de tout ce qui se passe depuis le début… Bref, comme un «méchant» sous tous rapports : c’est tellement plus simple !

En politique, il est permis et parfois même souhaitable de se livrer à des hypothèses hardies. A condition de faire preuve d’un minimum d’esprit critique en examinant les conséquences de ce que l’on avance. Comme par exemple le fait qu’au sommet de la pyramide de l’armée turque, certaines personnes se seraient prêtées au jeu du sacrifice de soi. Ou, ce qui est à peine mieux, qu’elles se seraient laissé chuchoter à l’oreille par je ne sais qui, puis convaincre, qu’elles pourraient s’embarquer dans une entreprise de putsch bien que cela ne corresponde en aucune façon à leur désir.

Si ce putsch manqué est une «comédie», selon une expression qui s’est répandue, il faut qu’on nous explique comment autant de monde a accepté de bon cœur d’en être l’acteur et de prendre les armes contre le peuple… Tous de pauvres bougres victimes des manigances de sire Erdogan ? Dans sa hardiesse, cette hypothèse ne manque pas de naïveté, en réalité. Et elle prête au président turc des pouvoirs qui ne sont plus seulement ceux d’un politique, qui sont ceux d’un véritable sorcier capable d’engourdir la méfiance autour de lui de personnes avisées, haut placées, en pleine possession de leurs facultés intellectuelles, pour les agiter à sa guise comme de vulgaires pantins…

Qu’on nous explique encore comment il se fait que la Turquie ait connu l’essor qui a été le sien ces quinze dernières années si son président est le monstre de cynisme qu’on fait de lui. Qu’on nous explique enfin comment les Turcs l’ont porté au pouvoir par les urnes à plusieurs reprises si son portrait est vraiment celui de ce personnage vil et odieux qu’on veut nous en donner… Ou prétendrions-nous connaître mieux que les Turcs eux-mêmes le vrai visage de leur président ? Cela, ce ne serait plus seulement de la naïveté, ce serait un mélange de naïveté et de présomption.

Qu’il y ait dérive de sa part, qui le nie ? Bourguiba, en son temps, s’est laissé entraîner sur la pente de l’autoritarisme sans que cela lui vaille autant de réprobation haineuse. Mais la critique de cette dérive, louable autant que nécessaire — autant que très nécessaire même, au vu des derniers développements —, sera plus crédible venant de nous si nous pouvons parer à l’accusation selon laquelle, en réalité, nous ne pardonnons pas à Erdogan d’avoir échappé au putsch…

Beaucoup de ceux qui militent ardemment pour l’hypothèse dont nous parlons ont applaudi à la tentative de coup d’Etat avant même que nous parvienne l’écho de la réaction violente et disproportionnée qui a suivi l’échec. Ils l’ont fait en dépit des meurtres commis par les putschistes eux-mêmes, en dépit de la mobilisation du peuple turc dans sa diversité contre ce coup de force des militaires et en dépit du fait qu’un tel scénario revenait à accepter que la Turquie se laisse déposséder de son expérience démocratique. Cette attitude les condamne.

Peut-être auraient-ils pu échapper à pareille indignité si, sortant de l’enclos de leurs certitudes établies, ils avaient bien voulu prêter l’oreille au message que le peuple turc adressait au monde en disant non aux militaires. Non aux militaires, c’est non à la répétition des coups d’Etat dans l’histoire de leur pays, c’est non à la fable d’une liberté que des hommes en armes se chargeraient de leur servir sur un plateau, c’est non à un ordre militaire qui les dispenserait d’avoir à mener eux-mêmes le combat contre un mésusage des institutions démocratiques…

Ce message, pour peu qu’on veuille bien y prêter attention, nous interpelle au plus haut point. Notre solidarité est requise. D’abord en tant que peuple libre et jaloux de sa liberté, conscient que l’acquis démocratique est un acquis à défendre contre les hommes en armes qui «nous veulent du bien» autant que contre les appétits de pouvoir de certains (même s’ils sont démocratiquement élus). Et, ensuite, en tant que peuple qui partage avec le peuple turc l’héritage musulman mais aussi l’effort de mettre cet héritage à la fois à l’épreuve et au service de la modernité : nous voulons que la Turquie ne donne pas de la démocratie un visage contrefait et grimaçant, mais au contraire un visage qui conforte l’idée selon laquelle porter son héritage, pour le citoyen de culture musulmane du XXIe siècle, peut être une expérience exaltante de liberté et de respect de l’autre…

Nous sommes unis avec le peuple de Turquie dans cette démonstration et il nous importe que personne n’y porte atteinte, quels que soient son bord, son profil et ses motivations. Telle est la réponse !

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