On peut considérer que l’herméneutique philosophique commence sa carrière avec Aristote.
Premièrement, et de façon toute bête, parce que ce philosophe est l’auteur d’un traité intitulé «peri hermeneïa» : «De l’interprétation».
Deuxièmement, et plus profondément, parce que toute son œuvre peut se concevoir comme une herméneutique. Ce qui se traduit par le fait que, chez Aristote, l’homme accompli, celui qui réalise en sa personne la forme idéale de l’humanité, est précisément un homme dont l’excellence réside dans son herméneutique. En quel sens ?
Tout d’abord, en ce que la vertu se réalise chez lui à travers l’art de discerner dans la variabilité des événements de notre monde ce qui, chaque fois, peut s’accorder avec ce qui est le plus digne. A elle seule, la sagesse théorique n’y suffit pas. Anaxagore et Thalès, nous dit Aristote (Ethique à Nicomaque), avaient la sagesse théorique mais pas la sagesse pratique, cette «prudence» par quoi les contingences de la vie peuvent se transformer en le «meilleur des biens réalisables».
L’éthique aristotélicienne est entièrement vouée à interpréter ces contingences de telle sorte que le meilleur puisse en advenir, et de telle sorte que le meilleur en advienne effectivement grâce à l’action de l’homme prudent.
Ecoutons ce que nous dit sur ce sujet celui qui demeure l’une des grandes références de la théorie herméneutique, Hans-Georg Gadamer (Vérité et méthode) : «En résumé, si nous relions à notre problématique la description du phénomène éthique et en particulier celle de la vertu du savoir moral chez Aristote, l’analyse aristotélicienne livre en fait une sorte de modèle des problèmes que pose la tâche herméneutique».
Les fanatiques du savoir scientifique, depuis le Moyen-âge, qui ont vu dans le penseur stagirite le «Maître de ceux qui savent», puis le précurseur de l’empirisme, c’est-à-dire du primat de l’expérience dans toute démarche scientifique (comme si cette dernière était pour lui le fin mot de l’histoire), se sont généralement cru bien inspirés de se débarrasser de ce qu’ils considéraient comme un appendice inutile de la conception aristotélicienne de la connaissance scientifique. C’est ainsi qu’ils ont rejeté ou relégué de sa théorie de la causalité la cause formelle et la cause finale.
Or, ces deux causes n’avaient rien de secondaire, au contraire. Elles sont précisément ce qui fait le lien entre, d’une part, la connaissance des substances et de ce qui les meut et, d’autre part, l’engagement éthique de l’homme pour qui les choses ne sont à connaître que dans la mesure où il s’agit de faire en sorte qu’elles accomplissent la puissance qui est en elles — par quoi elles réalisent leur «forme» — et, ce faisant, qu’elles atteignent le but qui est le leur — leur «finalité». Les deux autres causes — la cause matérielle et la cause efficiente — sont en réalité des causes subordonnées.
Le texte des actions valeureuses
Prenons l’exemple qui nous occupe dans cette chronique, celui de l’âme : qu’aurait à nous en dire Aristote si les deux armes principales de sa démarche «scientifique» étaient la cause matérielle et la cause efficiente ? Rien, pour ainsi dire. L’âme n’étant pas en elle-même chose matérielle, elle n’est pas exposée à la cause du même nom. Et elle ne donne pas davantage prise à une action venue de l’extérieur, à ce grand jeu de billard qui ne concerne que les corps du monde sub-lunaire.
Elle échappe donc aussi à la cause efficiente… Or, de l’âme, Aristote nous parle amplement. Aussi bien pour développer ses multiples aspects — l’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme intellective — que pour nous la définir comme «la forme d’un corps organisé». Aussi bien pour révéler son profond ancrage dans le monde terrestre du vivant que pour insister sur sa vocation à célébrer ce qui est le plus céleste et le plus divin. Cela, il n’aurait pas pu le faire sans recours aux causes formelle et finale.
Mais un tel discours sur l’âme, scientifique dans le sens que lui assigne vraiment Aristote, est un discours qui ne se situe pas en dehors du champ de l’éthique. L’allusion que nous avons faite aux causes formelle et finale ne visait à dénoncer une amputation dans la conception de la science aristotélicienne que pour attirer l’attention sur l’appartenance de la connaissance théorique à la sphère de l’action en général et de l’action vertueuse en particulier.
L’idée d’une distinction radicale entre théorique et pratique est illusoire ici. Et c’est la raison pratique qui commande, même lorsqu’elle confie à la «sagesse théorique» le soin de maintenir vivant le repère du «souverain Bien»…
Rappelons d’ailleurs que, contre Platon, Aristote nie l’existence du Bien indépendamment ou en dehors des actions concrètes des hommes vertueux : il n’y a pas de Bien en soi qui précède l’action vertueuse. Il y a le Bien tel qu’il est sans cesse actualisé et reconduit par les hommes de bien. Et c’est la raison pour laquelle l’homme de bien dont nous parlons est toujours en situation d’interprétation d’une tradition, celle dont l’autorité repose justement sur le texte que forment ensemble les actions valeureuses des hommes de bien.
C’est ici que nous touchons le second sens de l’herméneutique dans la morale aristotélicienne. Il y a une herméneutique de la situation présente par quoi se dégage ce qui est le plus digne d’être agi et, d’autre part, il y a une herméneutique de la tradition dont l’action présente constitue, à chaque moment, une nouvelle lecture qui en rappelle le sens, à partir d’une situation de vie particulière. C’est ainsi que nous pouvons dire que l’homme vertueux est celui dont l’herméneutique, telle qu’elle se manifeste dans son action, est la plus éclairante sur la profondeur et la puissance de cette tradition.
Une parole divine…
Or, il est clair maintenant que la mythologie, avec ses récits et ses héros, comme elle est racontée par les poètes et les dramaturges, est au cœur de la tradition. L’homme vertueux d’Aristote peut avoir un certain dédain vis-à-vis de certaines formes dégradées du discours mythologique, mais nullement de la mythologie elle-même en tant que socle de la tradition, c’est-à-dire en tant que représentation de la vertu dans les conditions d’adversité les plus difficiles… Et là où l’herméneutique est la plus héroïque en faisant triompher la possibilité de l’accomplissement de l’humanité de l’homme et sa vocation au divin dans des circonstances où cela paraît presqu’exclu.
Les deux visages de cette herméneutique aristotélienne qui tournent autour de l’action vertueuse sont très liées et il serait sans doute intéressant de mieux définir en quoi réside leur lien. On se contentera cependant d’insister ici sur la perspective qu’offre le second visage.
Car, dans le cas présent, le philosophe architecte, le philosophe qui s’affirme comme un grand ordonnateur du réel, se révèle aussi comme celui qui, de façon peut-être plus secrète, se maintient à l’écoute d’une parole issue de la tradition, et plus particulièrement des récits tragiques de la mythologie ! Or, cette parole — poétique — est en définitive une parole divine. Ou du moins inspirée par le divin.
On ne peut nier en tout cas qu’il existe dans la philosophie d’Aristote quelque chose qui échappe davantage au regard du lecteur et qui évoque presque la place qu’a pour Socrate son démon… A ceci près que le démon de Socrate lui sussurait de s’abstenir de telle ou telle action — qui aurait heurté les dieux —, tandis que le démon d’Aristote — si l’on devait parler d’une chose pareille — a quelque chose de plus positif : il enjoint d’agir !