Quand on aborde — comme nous le faisons — la période de l’idéalisme allemand, il est clair que la philosophie de Schelling représente un moment crucial du point de vue de la genèse de la psychologie moderne. Il nous est arrivé d’affirmer que la tradition de l’empirisme détenait un rôle majeur dans la façon dont la psychologie d’aujourd’hui organisait son travail en se fixant ses propres objectifs. En réalité, c’est le côté par où la psychologie a suivi un processus d’évolution sans grande rupture.
Mais la psychologie moderne a un autre versant, résultat, lui, d’un bouleversement, d’une révolution dont on peut dire que le freudisme n’est qu’une étape tardive – et pas nécessairement la plus féconde. Or une telle révolution commence avec la philosophie de Schelling.
En effet, c’est à partir de lui et en se réclamant de sa pensée que va fleurir toute une psychologie, qualifiée par certains de «romantique», et dont les représentants nous rapprochent étonnamment de la psychanalyse, sans tomber cependant dans certaines de ses affirmations.
Nous avons évoqué la semaine dernière le nom de Goethe, qui est un poète et un romancier. Mais on sait aussi qu’il n’hésitait pas à prendre la plume pour disserter sur certains thèmes, comme celui des couleurs à travers lequel il s’opposait à Newton.
Le fait par ailleurs qu’il ait repris la thématique des « affinités électives » pour en faire le titre d’un de ses grands romans démontre aussi son souci de redonner vie à certaines conceptions anciennes qui renvoient à la tradition des alchimistes. Et cet aspect particulier de sa pensée, qui reconnait une sorte de gravitation spirituelle entre les êtres, entre les âmes – à l’image de la gravitation que Newton perçoit entre les corps – retient d’autant plus notre attention que, tout en s’inscrivant dans la révolution schellingienne, elle fait retour vers la pensée des alchimistes, dont nous avons eu l’occasion de dire qu’elle était à la source de la psychologie empiriste.
En d’autres termes, la pensée de Goethe ferait signe vers un point de jonction possible entre les deux grandes tendances de la philosophie moderne – avec leur conception respective de l’âme : la rationaliste et l’empiriste.
Schubert et le langage universel du rêve<
Mais pour mieux comprendre cette révolution ainsi que les perspectives qu’elle ouvre, il faut commencer peut-être par l’explorer à travers certaines de ses figures notoires. Il y en a plusieurs : Johann Christian Reil, Eduard von Hartmann, Carl Gustav Carus, Ignaz Paul Vital Troxler et d’autres, sans oublier Franz Anton Mesmer, auquel Freud reconnaît une dette particulière.
Tous ces gens se sont engouffrés dans la brèche ouverte par Schelling. Mais l’un des tout premiers fut Gotthilf Heinrich von Schubert, médecin de son métier, mais passionné de nature en général et de minéralogie en particulier.
Ce qui n’est pas tout à fait anodin, car quand on parvient à trouver un intérêt à la vie des pierres et des roches, à ce qui est moins vivant dans l’ordre des êtres existants, on est d’autant plus porté à considérer que la totalité de l’univers est traversé par des forces invisibles dont la connaissance échappe à la raison mais qui se laissent appréhender à partir d’une intuition intérieure, provenant justement d’une partie de l’âme qui appartient elle-même à ce domaine étrange et à ses fluides fondamentaux.
Schubert est l’auteur en 1814 d’un livre intitulé « La symbolique des rêves ». Il y développe l’idée d’un langage universel et inné, dont le rêve serait l’illustration – en commun avec la poésie et le mythe – et qui prendrait racine dans une partie « nocturne » de notre être. L’auteur évoque, à côté du cerveau qui serait voué à l’activité rationnelle, un «système ganglionnaire» qui nous ramènerait à cette zone inconsciente de notre existence.
Le glissement vers le culturel
Il y aurait donc deux versants de notre âme : celui représenté par le cerveau et qui pourrait être assimilé au Moi absolu de Fichte, en tant que producteur du réel et ordonnateur des lois qui le gouvernent. Et celui par quoi l’âme serait comme une miniature de la nature, un éclat de sa totalité : versant par lequel elle connaîtrait les choses par une forme de sympathie universelle mais incompréhensible, dont le rapport de magnétisme entre les êtres — qu’ils appartiennent au règne organique ou au règne minéral — nous offre un exemple éclairant.
Il est d’ailleurs très tentant de reconnaître dans cette distinction un partage de l’âme entre un principe «masculin» et un principe « féminin »… Et une relation intime entre l’esprit — masculin — et la nature — féminin — qui fonde la pensée d’un territoire inconscient de notre âme, mais aussi la pensée qu’à côté de ce dualisme, il y a un mode d’être de l’âme à travers lequel l’union du masculin et du féminin s’accomplit.
Cependant, l’idée d’un langage émanant de cet inconscient, et qui serait commun à la mythologie et à la poésie, jette en psychologie les premières bases d’une hypothèse : que l’inconscient ne soit pas seulement la traduction d’une présence de la totalité de la nature dans l’âme, qu’il soit aussi le reflet d’une appartenance de l’âme à un fond culturel.
Un auteur comme Johann Gottfried von Herder avait préparé le terrain de ce glissement du naturel en direction du culturel, et il sera relayé par d’autres comme Goethe, puis par un linguiste, que bien plus tard Heidegger invoquera volontiers : Wilhelm von Humboldt !
Quand on se souvient que pour Schelling la nature est le lieu du divin, on comprend comment un tel glissement peut déboucher sur une divinisation de la culture en général… et de la culture allemande en particulier.
Ici, le poète devient le lieutenant de cette culture divinisée : sa parole se fait écho de la langue en tant que telle, de son génie en tant que lieu du divin…