La conception courante du péril entourant toute aventure philosophique qui se trouve prise dans une aventure amoureuse est liée à une conception de l’amour dont nous avons montré dans notre chronique précédente qu’elle était contestable, dans la mesure où elle identifiait l’amour en général à l’amour idolâtrique, et qu’elle omettait de prendre en compte l’hypothèse d’un visage de l’aimé qui serait, non pas idole, mais icône.
Toutefois, cela signifie-t-il qu’entre les deux aventures, et en dehors de cette conception courante, il n’existe pas d’autre péril ? Il est peut-être utile de sonder cette question pour se faire une idée moins superficielle sur les raisons de ce constat que nous faisions d’une certaine absence du thème de l’amour dans la tradition philosophique.
Le fait est qu’il existe un autre péril. Il réside en ceci que la «philosophie amoureuse», aussitôt qu’elle découvre le monde dans sa fraîcheur matinale, aussitôt qu’elle connaît l’extase de son infini, veut le recréer : «Ici finit le monde, ici commence le monde», dit de façon énigmatique, et comme en écho, le poète René Char.
Nous avons évoqué précédemment cette dimension de la relation à l’être quand nous avons abordé le thème du passage pour l’homme du nomadisme primitif à la sédentarité… Dans ce passage se joue la métamorphose d’une attitude de contemplation commune de l’être, ou de la merveille de l’être, en une volonté de transformation du monde par ce que nous avons appelé le «travail de la terre» : expression par laquelle nous signifions bien sûr plus que l’activité agricole et dans laquelle nous voulions faire résonner à la fois la fécondation du sol et la construction du monde par la puissance de la parole. Notons ici que c’est parce qu’elle se laisse prendre dans ce mouvement de recréation du monde que l’expérience amoureuse devient biologiquement fertile… Les amants deviennent pour eux-mêmes sol à féconder.
Le travail de la terre est la réponse amoureuse à la merveille de l’être. Il est cette reconstruction du monde qui est en même temps une herméneutique du monde, une réécriture de son texte pour ainsi dire… L’espace qui sépare le monde contemplé du monde qui devient œuvre commune, c’est, disions-nous, l’espace de l’expérience de civilisation. Prise en ce sens, la civilisation est donc cette philosophie amoureuse qui contemple le spectacle du monde et en interprète le «texte» sur le mode du travail de la terre…
Pourquoi parler de péril ? Parce que, dès lors que nous sommes sur le terrain du travail, nous sommes aussi sur celui du projet. Or le projet ouvre l’espace du temps : il y a l’aujourd’hui de ce qui est à accomplir et le demain de l’œuvre accomplie. La plénitude éprouvée dans l’expérience commune de la merveille de l’être déserte l’instant présent pour aller se loger dans le futur, celui de l’accomplissement achevé de l’œuvre. Cette migration fait que l’instant présent devient, par effet de contraste, le lieu d’une indigence.
Si l’œuvre consiste à faire être ce qui est déjà, comme nous avons eu l’occasion de le souligner, le risque est que l’on passe du ravissement de l’être à l’effondrement dans le non-être. La volonté d’édifier nous précipite pour ainsi dire dans la désolation de la ruine. Ce point de départ que nous nous donnons est aussi un point de «chute» possible, pris dans le sens d’écroulement. On ne peut être gros de l’avenir sans être livré au gouffre d’une certaine vacuité… C’est pourquoi, à l’origine de la philosophie, nous trouvons aussi, comme nous l’enseigne Aristote, la mélancolie : une sorte de prostration dans laquelle on subit le poids du monde dont on porte le projet. Et qui nous livre au flux indéfini du temps dont l’issue est la mort.
Le néant dans lequel on tombe est le pendant de la plénitude de l’être qui se donne dans l’avenir. Mais le néant a une puissance propre : il peut effacer la trace de ce dont il est le néant. Il peut occulter l’horizon du projet sans lequel, pourtant, nous n’aurions pas été rejetés en arrière comme vers la table rase du début du chantier, vers la «fin du monde». Ou alors il peut ne laisser du projet qu’une tâche à accomplir, dénuée de l’élément du désir… Comme si ce projet, mû par la volonté de donner un sens au monde, venait lui-même à perdre son sens.
Mais l’autre face de cette puissance du néant, nous le savons, c’est notre propre amnésie.
«Pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien» s’interroge le philosophe, dans sa mélancolie. Une telle interrogation, on le devine, trahit la perte de tout sentiment amoureux. Elle est l’interrogation d’un philosopher solitaire, pour qui l’être n’est plus le fait d’un surgissement qui surprend, mais celui d’un constat qu’on établit.
Chacun de nous reconnaît pourtant que la solitude est un élément naturel du philosophe : il y puise la profondeur de sa pensée loin de l’affairement du commun des mortels et il y consigne ses pensées dans un silence propice. Les œuvres philosophiques qui meublent les rayonnages des bibliothèques doivent beaucoup à cette solitude…
On peut rappeler qu’il existe un philosopher qui fleurit dans l’expérience amoureuse sans se sentir obligé d’oublier que le plus commun, c’est celui des promenades solitaires et des retraites où la plume et l’encrier sont les seuls compagnons. De même, le ravissement face au surgissement de l’être ne doit pas effacer de notre mémoire que la philosophie est aussi épreuve nocturne du doute, exigence de se libérer de toute vérité reçue au point de se livrer au spectre d’un malin génie… «Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité», raconte Descartes dans l’isolement de ses Méditations.
Mais, là où Descartes flirte avec le malin génie pour, dit-il, construire sur le roc de la certitude l’édifice de la science — car tel est son «projet» —, d’autres, chantres du pessimisme et fidèles d’un certain état dépressif, iront plus loin et accorderont à ce malin génie la couronne du royaume… Pour Schopenhauer, par exemple, le seul projet qui vaille est celui de ne point en avoir. Ou d’écrire des livres pour le proclamer.
La mélancolie dont nous parle Aristote ne se confond pas avec celle que nous décrit Hippocrate. Pour le philosophe stagirite, elle n’est pas absente du génie. Cette première distinction entre une mélancolie féconde et une mélancolie pathologique nous invite à nous demander si, dans la mélancolie, il n’y a pas une activité de mémoire qui serait très diverse : de celle qui n’a que le visage de son échec à celle qui ne plonge dans le néant que pour triompher de sa puissance et retrouver, comme en son premier éclat, le rêve partagé d’un monde à créer… d’un monde qui n’est que la réponse au ravissement initial de l’être.
L’expérience amoureuse est aussi celle de ce triomphe commun…
Mais il existe aussi une philosophie qui, tout en étant volontaire, veut reconstruire des projets — projets prométhéens — qui n’ont pas l’extase joueuse et joyeuse de celui qui a retrouvé le chemin du premier ravissement… C’est celle qui, ne sachant pas écouter la musique de la mélancolie, nous inonde généralement de sa littérature, au point de confisquer pour elle-même le statut de philosophie.