La justice égyptienne laisse bien peu de doute au sujet de son manque d’indépendance. Le souvenir des procès de masse avec leurs jugements rendus de façon expéditive, depuis l’arrivée au pouvoir du maréchal Abdel-Fattah Al-Sissi en 2013, nous laisse penser au contraire que nous sommes en présence d’un cas d’école en matière de soumission de la justice à un appareil policier dont le souci est de liquider toute opposition et toute contestation.
Nous parlons de « souvenir »: à tort ! Cette pratique se poursuit. Samedi dernier, nous avons eu droit à une condamnation à perpétuité de l’ancien président élu. Le verdict, qui partout ailleurs aurait provoqué l’émoi général et aurait fait les manchettes des journaux pendant des jours et des jours, est passé presque inaperçu. Tant ce type de jugements s’est banalisé. Il faut dire que l’intéressé n’en est pas à sa première condamnation : c’est la quatrième fois qu’il écope de la perpétuité et toutes ces condamnations s’ajoutent elles-mêmes à une condamnation à la peine capitale. Ce dont, en revanche, nous n’avons pas le souvenir, dans ces procès, c’est bien sûr la parole de la défense, dont le rôle est de figuration.
Avant cela, le couperet de la justice aux ordres s’était abattu sur des jeunes manifestants qui avaient osé contester la décision de céder, ou de rétrocéder, à l’Arabie Saoudite les deux îles de la mer Rouge, Tiran et Sanafir. Il s’agit de deux îles inhabitées, sans aucun intérêt sur le plan économique, mais qui présentent en revanche un intérêt stratégique et qui, surtout, ont une grande importance aux yeux des Egyptiens du point de vue de l’intégrité territoriale.
On se souvient que la décision en question avait été prise au début du mois d’avril dernier à l’occasion de la visite en Egypte du roi Salmane d’Arabie : visite qui avait été accompagnée de l’annonce d’aides en milliards de dollars et de grands projets comme celui du pont qui relierait l’Egypte à l’Arabie par-dessus la mer Rouge. Beaucoup d’Egyptiens, surtout parmi les jeunes, avaient vu dans l’affaire des îles une sorte d’outrage au principe de souveraineté, dans le sens où la cession d’un morceau de territoire servait comme de rétribution pour les largesses accordées par le royaume voisin. La réponse judiciaire à cette protestation quelque peu sonore n’a pas tardé, aussi peu embarrassée par les considérations du droit à l’expression et à la manifestation que constante dans la forme démesurée de ses punitions.
Mais, mardi dernier, une nouvelle assez surprenante est tombée sur les téléscripteurs. On apprenait qu’une haute juridiction — le Conseil d’Etat — annulait la décision de céder à l’Arabie les deux îles objets de controverse. Que se passe-t-il donc au pays du Maréchal Sissi ? Comment une instance judiciaire ose-t-elle s’opposer à une décision prise en très haut lieu ? D’autant que ce désaveu ne se contente pas de contester la forme de la décision : il rejette l’explication que les autorités égyptiennes ont avancée à l’appui de ce qu’elles considèrent comme une «rétrocession». Cette explication dit que l’Arabie Saoudite a confié ces deux îles stratégiques à l’Egypte en 1950, à une époque où la menace d’une annexion venait d’Israël, dans un souci donc de protection.
Le rejet de cette version évoque, quant à lui, une délimitation des frontières qui remonte à une époque antérieure, celle de la Convention de Londres de 1840, et affirme que les deux îles font partie du territoire égyptien.
Le gouvernement pouvait faire appel de la décision du Conseil d’Etat et il a annoncé dans un communiqué qu’il le ferait. Ce scénario devrait ouvrir le champ à un débat qui ne serait pas uniquement d’ordre juridique, qui serait également d’ordre historique et dans lequel la position et l’autorité du gouvernement seraient mises en jeu.
Bref, tout porte à croire que ce changement de style dans la façon de conduire la machine judiciaire est commandé par la volonté d’induire sur la place publique un débat particulier qui ne porte pas que sur les frontières nationales égyptiennes, mais plus largement sur les relations de voisinage avec les pays partageant une présence dans cette zone sensible qu’est le Golfe d’Akaba, au nord de la mer Rouge : l’Arabie Saoudite, mais aussi la Jordanie et… Israël.
Il faut savoir que, selon des informations assez fiables, le passage des îles de Tiran et Sanafir du contrôle égyptien au contrôle saoudien a dû recevoir l’approbation d’Israël et des Etats-Unis, pour cette raison qu’elles font l’objet de dispositions dans le cadre du Traité de paix de 1979 (Accords de Camp David) entre l’Egypte et Israël, traité par rapport auquel les Etats-Unis ont joué le rôle de parrain.
Au-delà de cette mesure de mise en conformité, qui fait de l’Arabie Saoudite un quatrième acteur des accords de Camp David — elle a dû apposer sa signature dans une annexe militaire — on voit bien que l’affaire des deux petites îles de la mer Rouge cache une manœuvre plus vaste à laquelle l’initiative de paix de Paris n’est peut-être pas étrangère. Comment ? Il est encore un peu tôt pour le dire.