L’écritoire philosophique/ La philosophie est la plus haute musique

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Socrate, selon la prophétie de la Pythie, est le plus sage des hommes… Pourquoi ? Parce qu’il est philo-sophos : amoureux de la sagesse. C’est ce que nous enseigne en tout cas le Banquet de Platon… On est d’autant plus sage qu’on reconnaît manquer de sagesse. Pas pour s’en tenir là mais au contraire pour désirer la sagesse, pour tendre vers elle comme l’amant tend vers son aimée dont la présence lui manque.

Ce paradoxe d’une sagesse qui est d’autant plus sage qu’elle se confronte à son propre manque ou à son propre défaut nous ramène cependant à l’idée que Socrate est bien un sage, un sophos : non pas malgré son statut de philosophe, d’amant de la sophia, mais à cause de lui. Nous savons donc que Socrate n’est pas sage à la façon des autres Athéniens, dont la sagesse ne résiste pas à l’épreuve de la dialectique, mais il l’est à sa façon, qu’on peut certes considérer comme révolutionnaire : il l’est à sa façon et il l’est suprêmement !

Une question se pose à nous, cependant : est-ce tout à fait la même chose de rechercher la sagesse et de rechercher la vérité ? Quand nous comparons Socrate à Parménide, il semble bien qu’il y ait une différence de ce point de vue. Dans le Poème qu’il nous a légué, Parménide met en scène une divinité, qu’il appelle Aléthéia, c’est-à-dire Vérité, justement. Autrement dit, plutôt que d’emprunter au panthéon grec le nom d’une divinité particulière, il va pour ainsi dire en inventer une à laquelle il va attribuer le nom de la chose dont elle s’occupe.

Ensuite, ayant accompli cette œuvre théogonique, il va mettre dans la bouche de cette Déesse Aléthéia un discours qui porte sur la vérité : non pas la vérité sur telle ou telle chose, telle ou telle région de l’être, mais la vérité sur le tout de l’être… Qu’en est-il de l’être en vérité, ou quant à sa vérité ?

Ce type de questionnement marque l’originalité profonde de la culture grecque : en même temps qu’elle perpétue les croyances et les mythes anciens, elle laisse apparaître une attitude qu’Aristote caractérisera avec justesse en parlant de taumatzein : étonnement ! L’étonnement n’est bien sûr pas le privilège des Grecs, ni en cette époque de la naissance de la philosophie ni avant ni après, mais ce en quoi la pensée grecque se distingue, c’est en sa capacité de maintenir l’étonnement en son point d’équilibre, de telle sorte qu’aucune réponse ne vient le faire taire. Et cet équilibre est maintenu parce que l’étonnement prend ici une tournure qui fait qu’il ne rime plus avec soif de merveilleux mais avec exigence de vérité.

C’est cette conversion de l’étonnement en exigence de vérité qui est événement mondial : événement qui survient en Grèce mais dont l’héritage dépasse les frontières de la Grèce. Nous avons eu l’occasion d’insister sur la nécessité pour nous de revendiquer notre part de cet héritage, sans passer par la «juridiction» de la pensée philosophique occidentale, et sans se laisser non plus embourber dans les échecs de la pensée orientale. Il faut aller à la source, quitte ensuite à entrer en dialogue avec les traditions diverses qui se réclament de ce même héritage…

Ce dialogue, du reste, est lui-même contemporain de la naissance de cette pensée grecque qui se veut réponse assidue et persévérante au moment de l’étonnement. Pour nous, dialoguer avec les autres traditions, c’est redonner vie à une dimension essentielle de cet événement mondial dont nous parlons. Car, dès le moment où l’homme est requis par cette sorte d’obligation de vérité au sujet de l’être, il est déjà gros d’une réponse. Et, avant même qu’il ait formulé cette réponse sous la forme d’un discours intelligible, il est déjà en débat avec ses concitoyens…

Là où le mythe apporte une réponse qui fédère, qui rassemble dans un mouvement d’émerveillement collectif, la pensée qui vise la vérité cherche la confrontation des points de vue et, pour cette raison, elle veut la différence. Même quand le penseur vit en ermite, retiré du monde, comme Héraclite selon les témoignages qui nous sont parvenus, il est en débat. Il n’est pas en débat une fois que sa position particulière s’est déclarée : c’est parce qu’il est en débat que sa position s’affirme et se précise. La méditation la plus secrète n’échappe pas à cette règle.

Cet aspect de l’expérience philosophique prend d’ailleurs une forme particulière dans le cas de Socrate. Chez Socrate, la confrontation donne l’impression qu’elle devient l’essentiel. Comme s’il n’y avait pas de réponse au départ qui fût l’enjeu, pas de proposition à défendre concernant la nature de l’être : à l’image de ce qui vaut pour son aspect physique, Socrate cultive le dénuement. Or cette absence d’enjeu, qui pourrait faire penser que la philosophie bascule chez lui dans la rhétorique, ou dans la vaine éristique, lui vaut le titre, décerné par la Pythie et largement admis par ses concitoyens, de «l’homme le plus sage». Etrange ! Faut-il considérer que Socrate est un penseur qui ne serait pas lui-même concerné par l’expérience de l’étonnement et, par conséquent, non poussé de l’intérieur à se projeter dans l’espace du débat à partir de cette expérience ?

La réponse à cette question nous est donnée quand on ajoute à la façon de philosopher de Socrate une troisième particularité : la confrontation qu’il cherche avec ses concitoyens, bien qu’elle s’inscrive dans une conduite d’obéissance au dieu qui a pour but de s’assurer qu’il n’y a pas un autre homme qui serait plus sage que lui, cette confrontation n’attise pas les antagonismes, elle les désamorce. Socrate, en réalité, découvre une autre façon d’avoir part à cet émerveillement de la pensée : cette façon consiste à libérer l’autre du piège du langage dans lequel il se laisse prendre et qui lui fait perdre ce qu’il pensait détenir.

Car dès qu’elle est brandie comme un trophée, la vérité s’évanouit. Victime d’un mauvais sortilège du langage. C’est de ce sortilège que Socrate cherche à guérir ses concitoyens. L’accouchement des esprits, dont il se prévaut de l’art, c’est justement cette guérison. Ce n’est pas pure charité, car sa part de vérité, il la prend justement à travers l’autre, quand cet autre parvient à se débarrasser de ses prétentions au savoir, et qu’il renoue ainsi, dans le même mouvement, avec le partage et avec la vérité.

Ce que nous fait donc découvrir Socrate, c’est que la vérité n’est pas seulement exigence de vérité qui cherche la confrontation, elle est aussi, et nécessairement, volonté de communion et de recueillement apaisé autour de cette vérité. Sans ce moment, elle retombe dans une sorte de nihilisme déprimant dont les sophistes nous offrent l’exemple… En honorant ce moment, elle entonne un chant, le chant de l’être… «La philosophie est la plus haute musique» ! Voilà en quoi précisément Socrate, sans renoncer le moins du monde à la vérité, fait œuvre de sagesse.

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