Philosophie et psychanalyse /// De la raison théorique à la raison pratique, ou l’âme engagée

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L’idée d’un progrès universel de l’humanité, qui ne serait pas le point de vue d’une culture particulière, qui ne serait pas le déguisement en altruisme d’une volonté de domination d’un peuple ou d’un groupe de peuples sur les autres, cela est sans doute ce qui confère aujourd’hui son actualité persistante à la pensée de Kant. Et cet idéal cosmopolitique a évidemment une incidence sur la conception de l’éducation des enfants, sur la «pédagogie», parce que les règles qui y président sont censées former l’adulte susceptible lui-même d’assurer ce progrès universel, à la fois au sein de la société où il vit et, plus largement, dans le monde.

Or il nous semble que la conception kantienne de la pédagogie — qui, nous l’avons souligné précédemment, a fait l’objet chez lui d’un texte particulier — représente un des points de référence ou un des points d’inspiration de la psychologie moderne, dans la diversité en tout cas de ses tendances.

Kant porte une attaque décisive contre une approche qui est globalement celle des empiristes : approche qui laisse dans le flou la question du fondement du bien au nom duquel on prétend transformer le réel dans le monde, mais aussi en soi et sur soi, dans le prolongement, comme nous l’avons dit auparavant, de la tradition des alchimistes. La loi morale, dont il relève la présence dans l’âme humaine, dans l’âme de tout homme quelle que soit sa culture d’origine, correspond à l’expérience de ce qu’il appelle un «impératif catégorique».

Il y a dans l’impératif catégorique un commandement absolu qui ne laisse aucune place à quelque calcul que ce soit, à quelque estimation selon laquelle le bien résiderait dans telle ou telle action à entreprendre plutôt que telle autre. Dès que l’on commence à peser le pour ou le contre en cette matière, on s’érige en norme du bien et on tombe ipso facto dans une fausse représentation du bien.

Le bien, rappelle Kant, est ce à quoi on se soumet de façon immédiate, non ce à quoi on se résout après réflexion en ayant anticipé, de façon avouée ou non avouée, le profit qu’on pourrait en tirer : que ce profit se situe d’ailleurs en cette vie ou en l’autre. Il illustre son propos en invoquant les exemples du dépôt qu’on garde — ce qu’on traduirait dans notre langage par la «amana» —, de la promesse qu’on tient, du mensonge qu’on s’interdit…

Une raison subordonnée : la théorique !

Ce que Rousseau plaçait dans la conscience morale — conscience, instinct divin, céleste et « immortelle voix» (Emile IV) — Kant, lui, y met la loi universelle, qui fait elle-même signe, cependant, vers une autorité supérieure : autorité qu’il s’agit de dégager des différentes religions existantes dans l’histoire comme ce qui gouverne chacune d’elle et qui est commun à toutes.

La conscience morale n’est plus ici affaire de sentiment, de sympathie avec les autres hommes et avec les autres créatures de la terre : elle est affaire de raison. Mais la vraie nature de cette raison n’est plus théorique, tournée vers ce qui est pour en déterminer la vérité. Elle est pratique, tournée vers ce qui doit être, et posant l’acte de constitution d’une communauté idéale dont les hommes, tous les hommes, se trouvent gouvernés indistinctement par la même loi dont l’origine est Dieu.

Précisons tout de suite que la mention de Dieu ne signifie pas pour Kant que la loi morale est sacrée parce que d’origine divine. C’est le contraire : c’est parce qu’elle est sacrée en chacun de nous qu’elle ne peut être que d’origine divine… Fondant pour ainsi dire une théologie universelle.

D’autre part, l’existence de Dieu demeure hors de portée de toute affirmation qui s’appuierait sur les lumières de la raison théorique. Kant, rappelons-le, est celui qui critique toute théologie rationnelle, c’est-à-dire toute preuve de l’existence de Dieu qui prétendrait se fonder sur les seules ressources de l’entendement. La croyance en Dieu est une croyance morale : elle n’est assise sur aucune démonstration.

Kant assigne donc à la raison ce que Rousseau attribuait au sentiment religieux en tant qu’il relève, non de telle religion particulière, mais de la religion naturelle qui est le partage de tous les hommes. Cependant, pour opérer ce transfert de pouvoir, il doit engager une distinction hiérarchique, de telle sorte que la raison théorique se trouve subordonnée à la raison pratique, à la façon dont nous avons vu il y a quelques semaines qu’Aristote concevait lui aussi une telle gradation.

Mais, Descartes étant passé par là entre-temps, avec l’obstacle du doute radical, Kant affirme la précellence de la raison pratique en assignant à la raison théorique un territoire dont on ne peut savoir s’il correspond au monde tel qu’en lui-même.

Ce territoire est celui du monde tel qu’il nous apparaît dans le prisme des formes a priori de notre sensibilité, c’est-à-dire celui de l’espace et du temps : car nous ne sommes jamais complètement sortis du doute et ne le pouvons pas ! Notre monde est donc celui des «phénomènes», pour lequel, avons-nous dit, l’âme humaine se montre capable de produire des propositions universelles et nécessaires.

La dette envers Leibniz

Contre les allégations des philosophes empiristes qui voulaient dénier à l’âme le pouvoir de connaître de manière réellement scientifique, c’est-à-dire à travers des jugements apodictiques, Kant rétablit le principe d’un tel pouvoir. Mais, avec lui, il introduit le doute concernant l’identité entre le monde des phénomènes et le monde en soi ou monde des noumènes…

Il nous faut donc dire que la raison théorique est capable de mettre en ordre le réel par sa capacité de le connaître, mais que ce travail qu’elle réalise s’effectue sous le coup du doute, avec seulement l’espoir que le monde tel qu’il est transformé par le travail de l’homme — qui est le monde des phénomènes — ne soit pas en désaccord avec le monde en soi.

L’écart creusé par le doute est celui d’une recherche d’harmonie universelle, par quoi Kant paie sa dette envers Leibniz, dont la pensée axée sur ce thème était dominante en Allemagne à son époque. Mais là où il se sépare de son prédécesseur, c’est dans sa façon de concevoir cette recherche comme le lieu d’un progrès volontaire de l’humanité.

Les formes a priori, — aussi bien de la sensibilité que de l’entendement, qui constituent les «données innées» de l’âme — n’existent pas en nous en dehors d’une sorte de vocation, de destination : leur fonction est justement, dans l’obéissance de l’âme à la loi supérieure de la morale, de transformer le réel de telle sorte que l’on s’achemine vers une harmonie, mais d’une façon qui ne cessera jamais d’être asymptotique, d’une façon qui ne lèvera jamais le doute complètement.

Les principes de l’éducation vont donc être tournés vers la réalisation de cet état de tension positive en direction de l’idéal : tension qui unit les hommes par-delà les barrières de leurs cultures respectives. Et l’âme kantienne, tout autant que ses pathologies ou ses défaillances, sont à considérer sous cet angle.

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