Nous avons évoqué dans un précédent article de quelle façon les anciens abordaient le défi de la folie en y voyant d’abord une possession et ensuite, sans chercher à la neutraliser, en essayant d’opérer un transfert, en ce sens que le malade passerait d’une possession par le démon à une possession par la divinité. La tradition de la tragédie grecque en général, et l’Orestie d’Eschyle en particulier, nous en ont donné un exemple éclairant.
Il est important de relever que le traitement de la folie s’appuyait alors sur un schéma triangulaire : le médecin n’était pas seul face à son patient. Il y avait aussi la divinité, qui était un acteur à part entière du dénouement, pour ne pas dire principal. Le guérisseur n’était pour ainsi dire qu’un passeur : il assurait la traversée de l’âme tourmentée d’une rive à une autre.
Or il n’en est plus ainsi aux tout débuts de la période moderne. On passe d’un schéma triangulaire à un schéma binaire. C’est ce qu’on observe avec l’approche qui est celle des alchimistes. Le rétablissement du malade en général est entièrement tributaire d’un certain savoir-faire qui appartient à l’alchimiste…
Certes, avons-nous également relevé, il existe une dimension poétique du métier de l’alchimiste. Au tout début de cette activité, aux origines du génie qui a présidé à sa création, il y a l’intuition que c’est en mimant le possédé, en parlant son langage, qu’on crée les conditions de sa guérison.
C’est précisément ce que les premiers empiristes n’ont pas su saisir en considérant le côté extravagant de l’approche : il n’y ont vu qu’absence de méthode, errement de l’imagination. Or l’inventivité poétique qui est ici en jeu et qui donne le pouvoir de mimer — mais qui est aux antipodes de toute méthode — rouvre en même temps la voie à une relation triangulaire : puisque le guérisseur-poète se met lui-même sous la possession du dieu et c’est fort de cette présence intérieure qu’il accomplit son œuvre de passeur au profit du malade.
Alchimie et sagesse stoïcienne
Les choses changent par la suite dans le sens d’un certain oubli et, dirait Heidegger, d’un oubli de l’oubli. Un empiriste comme Francis Bacon n’en vient à réduire la pratique de l’alchimie à un ensemble d’actions efficaces désormais soumises à la rigueur sourcilleuse d’une méthode que pour cette raison que la pratique en question a d’elle-même cessé de voir dans son étincelle poétique le secret de son pouvoir…
Elle a oublié ce qui fait sa vraie force, à savoir son pouvoir mimétique par quoi elle brise les barrières maintenant le fou dans la solitude de son monde. Elle a ainsi progressivement rompu avec le vrai sens de sa démarche thérapeutique, pour n’en garder en quelque sorte que l’écorce de ce que nous appellerions des «procédés».
Ce sont principalement ces procédés que les premiers empiristes vont achever de couper de leurs racines poétiques. Ils nous transmettront une alchimie domestiquée par l’expérience et ses recensions, dont la psychologie moderne est l’héritière directe…
En d’autres termes, les alchimistes n’ont pas attendu l’arrivée de la critique empiriste – et de sa cécité – pour passer au schéma binaire dans la relation avec le patient. Ce changement, ils l’ont largement anticipé d’eux-mêmes. On notera cependant qu’il existe à ce propos une ressemblance entre la démarche alchimiste et la sagesse stoïcienne, par-delà certaines dissemblances évidentes.
La remarque mérite d’être faite parce que nous avons eu l’occasion de souligner, il y a quelques semaines, que l’insurrection cartésienne — celle de l’ego cogito — survient sur fond d’un engouement pour la morale stoïcienne dans les milieux intellectuels européens autour du XVIe – XVIIe siècle… Laquelle morale stoïcienne, avons-nous estimé, est avant tout une alternative à la morale chrétienne qui a pris une tournure inquisitrice en occultant l’amour de Dieu au profit de Sa justice…
Quelle est donc cette ressemblance entre alchimie et stoïcisme ? C’est en premier lieu ce repli commun vers une position qui expulse la poésie du champ thérapeutique. C’est en second lieu la mise en place d’une relation binaire, le fait que c’est sans recours à Dieu qu’il est envisagé de guérir l’âme souffrante : soit par un exercice de résignation à son sort sous la houlette de la raison, de telle sorte que les pires malheurs subis dans l’existence peuvent malgré tout être mués en bonheur — celui au moins d’être en accord avec la vérité de son propre «destin» —, soit par une action sur le monde extérieur qui en atténue l’adversité, qui en neutralise le poison, mais qui intervient aussi sur les éléments constitutifs de notre corps — et de notre âme — dont elle restitue les attributs de l’immunité et de la santé.
La « tabula rasa » contre les idées innées
Il y aurait d’ailleurs une lecture de la sagesse stoïcienne qui la ramène vers une sorte d’alchimie mentale : une façon de réduire en pensée l’adversité du monde et de se ménager une issue positive… Le moyen qu’on se donne de garder l’initiative dans les pires situations…
Bref, cette lecture range la sagesse stoïcienne du côté de la technique : technique toutefois par rapport à laquelle l’élément agissant ou efficace face au mal qui atteint l’âme, c’est la volonté de l’homme et elle seule ! Mais le résultat est le même : un retournement, pour ainsi dire, du malheur en bonheur, ou du plomb en or, pour user et abuser encore de cette image coutumière qui désigne la vocation de l’alchimie.
En somme, ce qui rassemble et fait se ressembler stoïcisme et alchimie – qui sont les deux mamelles cachées de la modernité – c’est un nouvel esprit prométhéen face au fait de la folie… Cet esprit prométhéen face à la folie est cependant, pensons-nous, une occultation de la folie : le point d’ancrage de toutes les cécités.
L’occultation prendra donc deux formes différentes, elle se déclinera selon deux modes, et la psychologie moderne ne cessera jamais de lutter contre une sorte de ratage primordial, en prétendant apporter malgré tout une réponse à un malheur qui lui échappe.
La rivalité que rationalisme et empirisme vont avoir dans la période ultérieure de l’époque moderne va cacher à notre vue leur filiation commune. Mais il est également indéniable qu’elle va rendre possible de mettre le doigt sur la faiblesse de chacune des deux options.
Celle qui nous importe concerne l’empirisme. Nous avons signalé que ce dernier passait à côté de ce qu’il y avait de plus précieux dans l’ancienne tradition de l’alchimie, à savoir sa flamme poétique. Son autre difficulté consiste dans le fait qu’il prétend détenir le critère vrai de la scientificité tout en contestant la nécessité du certain et de l’indubitable tel qu’il résulte de l’expérience du doute radical…
Les objections de Thomas Hobbes aux Méditations métaphysiques de Descartes illustrent une incompréhension de fond… De sorte que l’affirmation du principe de la démarche empiriste ne peut jamais se prévaloir elle-même d’une autorité décisive face à la certitude cartésienne : sa seule arme consiste à apporter la preuve de vérités qui résistent à la « falsification » par les faits… C’est en quelque sorte une vérité provisoire et par défaut, donc, que l’empirisme va introduire dans sa psychologie, et il devra compenser cette faiblesse sur le plan des fondements de la connaissance par un surcroît de tapage au niveau des résultats…
Avec cependant une proposition de base, dirigée contre le cartésianisme : l’âme comme « tabula rasa », contre l’âme comme lieu ou siège des idées innées… Chacun à sa façon, John Locke et David Hume développeront cette théorie.