Comment les médias doivent-ils gérer les informations liées au phénomène terroriste ? Comment doivent-ils accompagner l’émotion que suscitent au niveau de la population les attentats commis par les organisations terroristes sans jouer leur jeu et sans servir de caisse de résonance à une certaine volonté de fasciner qui anime ces organisations ?
Il est clair que, d’une part, entre une certaine inexpérience, ou une certaine impréparation et, d’autre part, la course au sensationnel qui sert pour beaucoup de ligne éditoriale, les dérives n’ont pas manqué sous nos cieux. Elles ont rendu nécessaire une action de vigilance de la part de la profession elle-même. C’est dans ce souci que le Syndicat des journalistes tunisiens a mis en place, depuis quelques mois, un «Observatoire de la déontologie de la presse écrite et électronique», puisqu’une de ses missions essentielles est de relever les dérapages en matière de traitement de l’information relative au terrorisme.
Ces dérapages, du reste, donnent lieu à la publication de rapports périodiques, consultables sur le site Internet du syndicat.
Dans le prolongement de cette initiative, le syndicat vient aussi d’organiser un atelier de travail sur le thème de l’information, de la guerre au terrorisme et du discours de la haine. Cet atelier, qui a lieu à Tunis entre les journées d’hier et d’aujourd’hui, est organisé en partenariat avec l’ONG internationale Internews et le site électronique Nawaat.
Dans une allocation introductive, le président du Snjt, Néji Bghouri, a attiré l’attention sur le danger que représente la défaillance déontologique pour ce grand acquis de la révolution qu’est la liberté d’expression. Il rappelle l’exemple de pays comme le Maroc et l’Egypte où, au prétexte d’une certaine dérive à laquelle la profession s’est laissé aller, l’Etat a repris les choses en main. Résultat : un recul des libertés. D’où l’importance, donc, de la vigilance…
Mais l’impératif de la vigilance ne dicte pas à lui seul comment agir, en tant que journaliste, dans le feu de l’action. Et dans le contexte d’un journalisme qui se dispute la primeur de l’information et la manière la plus remarquable de rapporter les événements.
La représentante de l’ONG Internews, Mme Julia Pitner, évoque cette difficulté et, par-delà les fautes possibles, elle fait signe vers la mission du journaliste vis-à-vis du citoyen, qu’il doit non seulement informer mais à qui il doit aussi «raconter une histoire» — l’anglais utilise volontiers le mot «story» (histoire) pour l’article de presse — afin de l’amener à comprendre et, ajoute-t-elle, afin qu’il engage une nouvelle orientation à sa pensée…
Cette conception large de la responsabilité du journaliste est reprise par le président de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica), M. Nouri Lejmi, qui parle de «contrat de confiance» entre le journaliste et le citoyen. Et, de son point de vue, il y a bien un progrès réalisé par la profession dans sa façon de réagir aux événements, entre les événements du Bardo en mars 2015 et ceux de Ben Guerdane, une année plus tard. Le responsable de la Haica, qui appelle lui aussi à la vigilance — y compris contre la pression des patrons de presse — note cependant que le problème de la bonne manière de gérer l’information en matière de terrorisme ne se pose pas que chez nous. En France et dans d’autres pays, des rencontres ont lieu pour permettre aux journalistes d’ajuster leur conduite.
Ce point de vue n’est pas tout à fait celui de notre ancien collègue, Manoubi Marouki, par ailleurs responsable au sein du Snjt de l’Observatoire de la déontologie. Pour lui, les défaillances sont plutôt la règle, étant donné, explique-t-il, que les journalistes sont livrés à eux-mêmes, qu’ils ne sont presque jamais briefés, qu’il n’y a pas de réunions de la rédaction qui permettraient de faire le point sur ce qui est à faire et ce qui est à éviter… M. Marouki déplore le manque de professionnalisme dans la façon d’aborder le phénomène terroriste, laissant entendre qu’il s’agit là du problème principal qui se pose.
La séance de débat va permettre de se rendre compte que cette analyse ne fait pas l’unanimité. Auteur d’un livre sur les mouvements islamistes jihadistes, M. Hédi Yahmed suggère que, face au phénomène terroriste, la déontologie classique ne suffit pas : il faut peut-être se tourner vers une autre forme de vigilance. Cette même position critique est exprimée par un journaliste syrien, qui conteste en particulier la pertinence de l’usage qui consiste à accoler l’adjectif «terroriste» aux organisations dont on parle. En dehors même du contexte particulier de son pays, la Syrie — où il est habituel de qualifier le camp ennemi de «terroriste» même si on commet de son côté des actes qui répondent à la définition du terrorisme — il y a une certaine naïveté à recourir à cette forme de vigilance.
En effet, fait-il valoir, les organisations terroristes se réclament du terrorisme et en font même l’emblème de leur action. Par conséquent, rappeler qu’elles sont terroristes ne fait qu’entrer dans le jeu de leur propagande, loin de l’éviter… Bref, dit-il, le «terrorisme» qualifie des actes ou des crimes : il n’est pas pertinent quand on l’applique à des organisations ou des hommes.
Ces remarques sont utiles à rappeler, nous semble-t-il, car le contrôle des dérapages n’est pas lui-même à l’abri de certaines dérives, lorsqu’il s’en tient à une vision simpliste des fautes commises. Parler, dans un organe de presse écrite de langue française comme le nôtre d’«Etat islamique», ce n’est pas accorder implicitement une légitimité à l’organisation qui s’est attribué cette dénomination. D’une part, le mot n’a pas exactement la même résonance en langue française et en langue arabe, à l’adresse d’un lectorat francophone et à l’adresse d’un lectorat arabophone.
D’autre part, la question de savoir si le journaliste accorde ou non une reconnaissance à cette organisation ne se décide pas forcément, ni essentiellement, dans la manière de la nommer, mais dans la manière de rapporter professionnellement les actes qu’elle commet, en laissant au lecteur le soin de juger…
Pour résumer : l’initiative d’un observatoire est à la fois très nécessaire et fort utile, mais cela ne la dispense pas de faire preuve de nuance et d’intelligence dans ses méthodes. Aucun «accord» pris au sein de la profession ne saurait servir ici de raison suffisante, surtout s’il s’agit de réduire la vigilance du journaliste à la stupide application de directives rigides.
Mais on rejoint Manoubi Marouki dans son souhait que soit rapidement mis en place un Conseil de la presse : c’est sans doute en son sein que le débat sur la question pourra prendre une tournure plus participative et plus déterminante.