L’écritoire philosophique/L’amour, face à l’être et dans le regard de l’autre

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«La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure», dit un ancien philosophe de chez nous. Et, disant cela, il met le doigt sur ce qui fait la spécificité de la relation entre les humains. Si fort que puisse être notre attachement aux choses, et sans doute aussi aux animaux, nous ne sommes jamais en présence de cet amour sans mesure, qui est don de soi sans retenue.

L’expérience de l’amour est courante. Elle est vécue comme une violence interne qui bouleverse l’équilibre habituel de notre existence quotidienne. Elle nous déporte malgré nous en dehors des chemins tracés de la «réussite». Ses exigences, exorbitantes au sens propre et étymologique du terme, font qu’il est rare qu’elle soit menée jusqu’au bout, avec le souci d’en préserver la pureté.

Cette mesure, qui est absence de mesure, se révèle être un régime trop difficile à respecter. Et beaucoup d’entre nous perdent malheureusement le fil, ne gardant de la «fusion» initiale qu’un sentiment de promiscuité, et souvent quelques blessures… Comme si toute cette histoire d’amour n’était qu’une folie de jeunesse sans lendemain, que certains s’empresseront de dénoncer ou de désavouer en la qualifiant de «malentendu». La pérennité d’une telle expérience suppose sans doute que soit apprivoisé, mais non contrarié, l’élan premier. Ce qui ne va pas sans un savoir-faire… et sans une initiation à ce savoir-faire. Toute une culture, dirait-on !

Vaste sujet aussi, mais notre propos est ici d’examiner dans quelle mesure la tradition philosophique s’est acquittée du fait amoureux dans l’expérience humaine. Nous avons signalé dans notre précédente chronique qu’un des grands bouleversements qui ont marqué la philosophie au XXe siècle a consisté à déchoir l’ontologie pour instaurer ce que nous avons appelé, par référence à Martin Buber, la pensée du dialogue.

Pour cette dernière, le point de départ de la philosophie ne réside pas dans la découverte de l’être, mais dans celle de l’altérité de l’autre homme, pris ici dans son sens générique qui renvoie autant à l’homme qu’à la femme. Il en résulte, bien sûr, que la pensée philosophique se trouve complètement bouleversée, qu’elle cesse d’être cet inlassable questionnement de ce qui se cache derrière le surgissement de l’être dans notre horizon. Heidegger qui, lui, s’est proposé dans son œuvre de rénover, si l’on peut dire, cette tradition de l’ontologie, en montrant que le questionnement s’enracine lui-même dans une écoute de l’être, a préparé le terrain de ce bouleversement.

Car si la philosophie est d’abord écoute de l’être, pourquoi ne serait-elle pas, de façon encore plus originaire, écoute de l’autre, ou de l’Autre avec un grand A ?… Cette proposition est précisément ce qui a permis à Emmanuel Levinas d’abolir la frontière entre la terre philosophique qui serait celle de la Grèce et la terre de la foi, plus orientale, qui serait celle des prophètes juifs. Pour lui, le dialogue, qui voit le jour entre les prophètes et Dieu, marque le vrai départ d’une pensée en chemin, et donc de la philosophie, même si elle n’en porte pas alors le nom…

Il est clair que ce virage philosophique va permettre de donner une centralité à la rencontre interpersonnelle que l’ontologie ne pouvait pas donner. Et il va conférer à l’expérience amoureuse, en tant que rencontre d’un «visage», une importance majeure… D’où le sacré ne sera pas absent.

Si l’on considère, par contraste, l’expérience amoureuse dans la tradition qu’on a appelée «ontologique» — et dont la philosophie arabe sera héritière — que trouvons-nous ? Avec Platon, nous sommes en présence d’une distinction entre un amour spirituel, dont l’objet ou la quête sont les Idées, en tant qu’elles représentent la vraie réalité par-delà le «simulacre» des réalités corporelles et, d’un autre côté, l’amour qu’on appellerait érotique qui, lui, participe du désordre des passions subalternes. Il y a bien chez Platon une beauté des corps, dont il est question dans le «Banquet», ainsi qu’un désir qui lui est attaché, mais ce désir ne reçoit une valeur positive que dans la mesure où il constitue en quelque sorte une étape sur son chemin vers une beauté supérieure…

Cette distinction sera reprise ensuite, avec l’arrivée du christianisme en Europe et donnera lieu à une distinction très utilisée : Eros et Agapé ! Descartes la reprend en lui imprimant sa marque. Dans une lettre adressée à Pierre Chanut, un diplomate français, il parle d’amour raisonnable et d’amour sensuel, rangeant le premier du côté des idées claires et de la bienveillance, et le second du côté d’une «pensée confuse excitée en l’âme par quelque mouvement des nerfs», à quoi se trouve associée la violence du désir…

On s’étonnera pourtant que même chez Heidegger, chez l’artisan de ce retour du questionnement philosophique de l’être à une posture plus humble d’écoute, le thème de l’amour ne soit pas libéré de cette opposition, spirituel – sensuel, qui le rabaisse. Car, à notre connaissance, Heidegger n’a tout simplement rien écrit de thématisé sur le sujet. Tout ce qu’on pourra trouver dans son œuvre, on le trouvera dans les lettres privées qu’il a envoyées, notamment à Hannah Arendt, avec qui il a eu une «liaison».

Est-ce à dire que, même renouvelée, la tradition ontologique manque à rencontrer la vraie dimension de l’amour ? On est tenté de le penser. On hésitera pourtant. Parce que l’émerveillement devant l’être, devant l’apparition de l’être, est une expérience philosophique qui invite au partage, qui appelle à une communion, qui ouvre la voie d’une célébration. Mais cette célébration avec l’autre reste comme le non-dit de la pensée de l’être, de l’ontologie… Or, on sait quel est le poids du non-dit dans toute pensée !

Et si la pensée du dialogue, qui affirme la primauté de la rencontre de l’autre dans l’expérience philosophique, qui va jusqu’à suggérer que l’Eros est condition du Logos, si cette pensée, donc, avait au sujet de l’amour son propre angle mort : dans le sens où elle manquerait à apercevoir ce non-dit de la pensée ontologique qui, bien que tournée vers l’être des choses, ne saurait se passer du regard, de la présence et du souffle de l’autre ! Et qui, quand elle le fait, se fourvoie dans le nihilisme… Le débat reste ouvert !

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