On se souvient que Platon, à la fin de sa République, chasse les poètes de la cité idéale… Bien que le Phèdre — autre dialogue platonicien — compte de son côté parmi les textes philosophiques les plus favorables à la poésie — avec sa défense du discours mythique et sa «palinodie» dédiée au dieu Eros — on peut considérer que la poésie a longtemps vécu son destin occidental sous le coup de cette malédiction platonicienne.
Mais pareille action de bannissement n’avait alors de sens que dans la mesure où le poète se présentait comme le rival du philosophe, disputant à ce dernier le titre de la sagesse dans la cité en imitant par sa parole le réel ou plutôt ce qui en est déjà la copie, à savoir la multiplicité matérielle des choses… Puisque le vrai réel, si l’on peut dire, est du côté des Idées.
Mais ce poète imitateur, est-ce tout poète ? Celui qu’évoque le Phèdre, et dont Socrate nous dit que sa parole est d’autant plus puissante qu’il est lui-même sous l’emprise de la folie – folie divine ou folie des Muses – est-ce le même que celui qui promène son miroir sur le monde et dont Platon considère qu’il produit des ouvrages dont la valeur est inférieure sur le plan de la vérité ?
Il semble bien que, derrière l’identité de nom et la communauté de métier — considérée d’un point de vue sociologique — il y a en réalité, pour notre philosophe, deux vocations poétiques très distinctes. Ne pas accepter cette hypothèse, c’est laisser entendre que Platon développe un discours, sinon contradictoire, du moins incohérent.
Et c’est aussi appauvrir considérablement sa pensée sur cette question de la poésie… Du reste, le poète qui est chassé de la cité — livré comme le sophiste à la passion de la logomachie — n’est pas un poète qui se laisse posséder par le divin au point de se laisser cataloguer dans la rubrique de la folie… Nous sommes ici en présence de deux psychologies tout à fait opposées !
La malédiction est levée
L’idéalisme allemand, qui est notre sujet du moment depuis quelques semaines, apporte sa contribution à ce débat, de plusieurs manières. Il le fait en particulier à travers le personnage de Friedrich Hölderlin (1770-1843), qui a incarné pour notre époque moderne l’exemple du poète possédé. Pas seulement ni essentiellement du fait qu’il bascule assez tôt dans la folie, au sens clinique du terme. Bien que le fait que son activité poétique se poursuive alors qu’il s’est déjà exilé dans la démence n’est pas une donnée sans importance.
Elle suggère au moins une certaine continuité poétique par-delà les changements psychiques. Comme si la possession qui caractérise l’activité poétique depuis le début révélait, et d’abord produisait, une sorte d’immunité par rapport à la possibilité d’un effondrement de l’âme. Au point que cet effondrement, quand il surviendra, va perpétuer en son sein une activité créatrice… S’agit-il d’ailleurs d’un «effondrement» au sens propre du terme ?
Sur le plan médical, oui sans doute. Mais on ne peut exclure la possibilité d’un cheminement poétique naturel vers cette contrée d’exil, où la perte des sens devient une arme pour dire — y compris par des silences et des hésitations — ce qu’on ne saurait dire en état d’éveil des sens. Il se trouve que la figure de Hölderlin, qui a attiré autour d’elle l’attention et l’intérêt des plus grands penseurs, l’a certainement fait pour cette raison aussi : sa folie a poursuivi le poème, pour ne pas dire qu’elle l’a accompli !
Or ce qui advient, c’est que l’ancienne malédiction platonicienne reçoit ici la parole qui la lève. Car Hölderlin qui, contrairement à ses anciens compagnons d’étude que furent Schelling et Hegel au séminaire de Tübingen, se replie vers le terrain de la poésie, ne déserte pas en agissant de la sorte la philosophie. Au contraire, son repli est en soi un acte philosophique !
Avant Nietzsche, avant les chants de son Zarathoustra et avant la démence qui s’empare aussi de lui au soir de sa vie, il y a Hölderlin qui donne au retour à la poésie – et au retrait de la philosophie comme activité rationnelle ou rationaliste – le sens d’une conquête positive de la pensée.
C’est sans doute pour cette raison que Heidegger s’autorise une lecture des poèmes de Hölderlin qui bouscule tous les usages herméneutiques et qui va susciter maints grincements de dents : il est comme réquisitionné par un geste dont l’ampleur est telle que les penseurs présocratiques sont réveillés de leur sommeil.
Le retour à la poésie, dans la forme démentielle que lui confère Hölderlin, ouvre le champ à un retour de la Grèce et de ses dieux qui n’a rien à voir avec la visite qu’un savant effectue en terrain conquis : il aura sur le destin de la pensée le rôle d’un coup de tonnerre qui bouleverse tout, qui ouvre un abîme nouveau face auquel la philosophie se cherche encore.
Une folie guérisseuse
C’est en cela que Hölderlin est et n’est pas un poète romantique. Il l’est dans la mesure où il participe, c’est vrai, de ce mouvement qui laisse venir à la parole cette sacralité de la nature par rapport à laquelle Schelling représente la principale référence théorique et qui donnera aussi ses figures «maudites» comme Heinrich Von Kleist en Allemagne et, en France, Gérard de Nerval. La poésie, rappelons-le, est ce médium par lequel la divinité de la nature se révèle à l’esprit de l’homme.
Elle suscite donc des postures mystiques qui, comme dans la tradition religieuse, connaissent parfois des développements tragiques. Comme si le fait de côtoyer de trop près le divin se traduisait par un renoncement à soi aux conséquences fâcheuses sur le plan médical, au sens large du mot.
Mais, poète romantique, Hölderlin ne l’est pas, parce que la parole poétique qui sort de sa bouche se présente d’emblée comme une parole qui interpelle la pensée philosophique quant à son origine et qui jette le trouble au sujet de sa vocation. Par sa façon d’investir l’espace de la Grèce, de réveiller la sagesse de ses dieux antiques, de subir la foudre de leur simple présence tout autant que l’exil de leur absence — au point de l’effondrement —, c’est le projet initial de la philosophie qui se trouve convoqué, ramené au lieu de sa naissance et secrètement sommé de rendre compte de sa propre vérité.
N’est-ce pas de cette terre qu’il a germé ? Est-il écrit dans le ciel qu’il dût oublier son enfance et faire rimer gloire et ingratitude, amnésie et édification ? Le peut-il tout en engageant l’humanité, comme fait Fichte, sur la voie d’une moralité supérieure ?
Comme tout poète romantique, Hölderlin s’insurge contre la représentation rationaliste du monde et il éprouve le divin dans la nature, mais ce qu’il éprouve aussi, c’est que cette présence des dieux se révèle sur le mode de l’absence : «Ils viennent, mais sans être devinés, vers eux s’efforcent /Les seuls enfants. Le bonheur est là trop aveuglant, trop clair» (Pain et vin). Et ce qui s’impose également à son esprit, c’est que cette absence de l’élément du divin n’est pas seulement le fait d’un défaut de sensibilité de la part des hommes : s’y exprime une réserve. Les dieux se sont retirés de la vie des hommes !
Or l’activité philosophique passe à côté de cet événement : elle ne sait pas le méditer. Sans doute parce que lui manque cette folie — folie guérisseuse — dont nous parle Socrate dans sa Palinodie (Phèdre 244 d-e)…
La philosophie pense la folie.
Elle reprend même les errements de ceux qui voudraient la réduire à une pure négativité parce qu’ils présupposent que l’idéal de l’âme est celui de la pleine raison. Mais elle manque à se réconcilier elle-même avec une forme de folie qui lui permettrait, tout en pensant l’éclipse des dieux, de mieux comprendre l’instant de sa propre naissance : tel est le legs de Hölderlin aux philosophes venus après lui.