Mohamed Talbi est mort. C’est un intellectuel indocile qui nous quitte. On ne sait pas aujourd’hui quel sera son legs sur le plan de la pensée, mais cette indocilité dont il s’est fait une obligation et une marque personnelle est incontestablement une part d’héritage qui nous revient de son parcours. Même s’il a pu arriver qu’elle l’entraîne dans des positions excessives, ce qui est sans doute le cas.
Rien que pour cette raison, nous devrions reconnaître à son endroit une dette énorme. Mohamed Talbi n’est pas de ceux qui ont cherché à briller, ni à complaire aux uns ou aux autres à travers ses opinions. Il était trop jaloux de sa liberté pour cela. Au faîte de sa gloire, et alors qu’il était porté aux nues par tous ceux qui voyaient en lui un allié politique contre une pensée islamiste menaçante, il a surpris tout le monde en retournant ses armes contre les «désislamisés», adeptes d’un laïcisme à l’européenne et d’un islam vidé de son culte, un islam «trop commode»...
C’est pourtant lui qui, au lendemain des premières élections libres, avait conduit une des charges les plus violentes contre le parti Ennahdha, l’accusant alors de vouloir, par des moyens détournés, réintroduire la dictature de la charia dans la vie des Tunisiens.
Bref, les adeptes d’un bord comme de l’autre ont vite compris qu’il ne ferait pas leur affaire, qu’il ne servirait pas de faire-valoir conciliant à leurs thèses, qu’il ne se prêterait pas de bonne grâce au jeu trop simple de la politique et de ses confrontations. Un intellectuel ne se laisse pas enfermer dans une chapelle : à cela, il préfère encore ses propres contradictions. Il n’en manquait pas. (Les railleries télévisuelles que cela lui valut malgré son grand âge n’ont sali que leurs auteurs).
Mais l’hommage à l’indocilité ne devrait pas faire tomber notre approche du personnage dans l’anecdotique. Mohamed Talbi n’était ni un provocateur comme on en connaît beaucoup sous nos latitudes, ni un excité de la liberté de pensée, que les années de dictature bénalistes ont pu produire. La violence de ses attitudes reflétait un choix en matière de réflexion : sa pensée se portait sur des zones de tension, qu’il ne cherchait pas à éviter. Et c’est tout son cheminement qui en est l’expression, depuis son agrégation d’arabe (1952) et sa thèse sur les Aghlabides à la Sorbonne (1968) jusqu’à ses derniers ouvrages affirmant, selon son expression, que... l’Islam est liberté !
Son ancrage dans la culture locale de ses ancêtres, y compris dans sa dimension religieuse la plus rigoureuse, jamais il ne le désavouera ni ne se permettra de prendre à son égard des libertés, bien que l’air du temps l’y poussât. Et c’est donc dans cette posture particulière qu’il mènera le combat en faveur d’une «modernité» de l’islam, qui est un combat inévitable…
Talbi a eu conscience de la perte de légitimité qu’il y avait à engager une critique de l’islam à partir d’une position qui est de «désertion» et c’est sans doute ce qui l’amenait à adopter une attitude parfois très polémique à l’égard de toux ceux qui, dans cette critique, n’hésitaient pas à enfourcher la dialectique des intellectuels européens. Mais, dans le même temps, il tenait à aller plus loin que les anciens réformistes tunisiens dans la reconquête de la liberté individuelle et dans l’affirmation d’une conciliation possible entre islam et laïcité.
Position difficile dont il ne s’est acquitté qu’en opérant une rupture — violente — dans la référence à l’autorité des textes : c’est son retour au Coran contre les hadiths. Le présupposé ici est que ce sont les dits du prophète, dont l’authenticité est toujours sinon contestée du moins contestable, qui ont permis de fonder un «islam d’Etat», c’est-à-dire d’amalgamer les lois qui ont trait à la relation à Dieu (le culte) à celles qui ont trait à la gestion de la cité.
Pour Mohamed Talbi, le retour au Coran permet de ramener le message à ce qu’il n’aurait sans doute jamais dû cesser d’être, à savoir un message qui appelle l’homme à s’engager dans une relation d’adoration envers Dieu. La relation des hommes entre eux, qu’ils soient croyants ou non, professant telle religion plutôt que telle autre, n’entrant pas en ligne de compte. Ou plutôt donnant lieu à une simple obligation de «respect» : le mot revient assez souvent dans le langage de Mohamed Talbi.
Le retour au Coran, notons-le encore, constitue une prise de position qui n’est pas tournée uniquement contre les tenants d’une tradition globale, «pro-hadith» : elle est également tournée contre une approche «scientifique» qui désacralise le texte. Mohamed Talbi, ici, ne va pas seulement adopter une attitude de défense farouche face à la désacralisation du Coran, il va développer une attitude qui est à la fois de lecture critique et de resacralisation.
L’intellectuel et le fidèle sont engagés dans le même effort, dans ce que notre penseur considérerait volontiers comme un pacte de salut. Mais la situation sur laquelle on débouche est assez délicate : il y a comme une violence envers le texte pour le ramener à l’essentiel de son message et, dans le même temps, l’affirmation que ce texte-ci, à la différence des autres, ne saurait être touché, mais seulement vénéré, car sacré…
L’inconfort de cette position intellectuelle a très certainement marqué le travail que Mohamed Talbi a engagé dans le dialogue islamo-chrétien, dont il a été un initiateur, mais dont il s’est révélé par la suite un dénonciateur : dialogue pipé, déséquilibré, condescendant du côté de la partie chrétienne, disait-il. C’est à notre avis une expérience à l’occasion de laquelle le penseur tunisien n’a pas su dégager des points de rencontre : il s’est crispé sur des déceptions qui ont stoppé son élan. Il y a eu là une sorte d’intransigeance qui était à son crédit dans une toute autre partie de sa vie intellectuelle, mais qui, là, le desservait.
Par autre partie, nous voulons parler de sa résistance à l’époque de Ben Ali : de son insoumission à l’ordre de la dictature, de sa façon de donner à toute sa vie intellectuelle le sens d’un défi constant à l’autorité, de son rejet déterminé des pressions exercées sur lui comme des tentatives de l’amadouer...
Avec d’autres, Mohamed Talbi est une figure importante de la lutte contre le sommeil des libertés que la dictature a cherché à inoculer dans les consciences. En cela aussi, son héritage nous requiert, promesse d’avenir et de liberté. Mais ce n’est pas lui faire injure de dire que, sur le terrain de la modernisation de l’islam, l’audace de ses positions nous laisse des chantiers plus que des réponses... Est-ce nécessairement plus mal ?