Philosophie et psychanalyse /// Dostoïevski et les Gadaréniens

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C’est en 1871 que Fedor Dostoïevski commence à publier un de ses grands romans, connu souvent sous le titre de «Les Possédés», mais aussi sous celui de «Les Démons», qui serait plus proche de l’original. Le texte comporte deux épigraphes, dont la seconde fait référence à un passage de l’évangéliste Luc (8, 27-39).

Passage que l’on retrouve également chez Mathieu et Marc, auquel nous avons eu l’occasion de faire référence il y a deux semaines, en disant que la tradition de l’exorcisme européen y trouvait son socle. Il s’agit de l’épisode où Jésus se rend avec ses disciples au pays dit des «Gadaréniens», qui ne sont donc pas des Juifs.

Jésus a traversé le lac de Tibériade et se trouve dans ce qui correspond aujourd’hui au territoire du Golan. Il met «pied à terre» et, aussitôt, il se trouve face à un homme qui vient à sa rencontre. Le texte de l’évangéliste Luc précise : «Il avait des démons depuis assez longtemps. Il ne portait pas de vêtement et n’habitait pas dans une maison, mais dans les tombeaux.» Cet homme, qui se dirige volontairement vers Jésus et qui, ajoute le récit, se «jette à ses pieds», va cependant s’exprimer sur un mode qui est celui de la protestation : «Que me veux-tu ?» et «Je t’en supplie, ne me tourmente pas !» Il semble évident que l’auteur de ces paroles n’est pas l’homme mais le démon qui l’habite (selon une logique du dédoublement de la personne qui a d’ailleurs fait l’objet d’un autre roman chez Dostoïevski, antérieur à celui que nous évoquions : Le Double, 1846).

La raison de la protestation est que Jésus «ordonnait à l’esprit impur de sortir de cet homme». Le texte ne fait allusion à aucune espèce de rituel magique. Jésus se contente d’ordonner. Il ordonne en dénonçant la présence : «Quel est ton nom ?», demande-t-il à l’esprit impur. Et celui-ci répond : «Légion».

Jésus fait parler le démon et lui fait avouer l’étendue du pouvoir qu’il exerce sur l’homme venu à sa rencontre. Ce qui rejoint le témoignage selon lequel : «On attachait le démoniaque avec des chaînes et on lui mettait les fers aux pieds pour le garder, mais il rompait les liens et il était entraîné par le démon dans les endroits déserts».

Le dialogue se poursuit dans le récit de l’évangéliste, qui rapporte que les démons – désormais au pluriel – supplièrent Jésus de ne pas «leur ordonner d’aller dans l’abîme» mais d’entrer dans des porcs qui se trouvaient là en train de paître. Ce que Jésus leur permit. Aussitôt, ils quittèrent l’homme et migrèrent dans le corps des bêtes… «Et le troupeau se précipita du haut de la falaise dans le lac et se noya» !

Cet épisode sur la migration des démons dans le troupeau de porcs suscite bien sûr des interrogations. De la perplexité. On notera toutefois que Jésus chasse les démons sans violence. Le texte suggère que face à Jésus ces derniers sont immédiatement dans la position d’un ennemi qui se rend et qui négocie seulement la forme de son départ d’un territoire qu’il occupait indûment. La douceur avec laquelle il est traité correspond manifestement ici à une force : une force dans l’ordre intimé de partir.

Mais le récit ne s’arrête pas là. Il nous dit que les gardiens du troupeau se précipitent vers la ville pour y rapporter ce qu’ils ont vu. Que les habitants se rendent sur les lieux, qu’ils voient le démoniaque assis près de Jésus, désormais «habillé et dans son bon sens» et que… «Ils sont saisis de frayeur» ! Le texte ajoute : «Alors tous les habitants du pays des Gadaréniens demandèrent à Jésus de s’en aller de chez eux».

On est en présence d’une opposition entre un possédé qui va à la rencontre de Jésus pour être libéré du démon – et qui en est effectivement libéré – et des habitants qui, n’étant pas possédés, craignent cependant le pouvoir de Jésus de libérer du démon. Une question se pose. Ces gens qui veulent le départ de Jésus de leur ville sont dans leur bon sens : pourquoi ont-ils peur de lui ?

Or c’est là que l’approche chrétienne de l’aliénation va révéler une originalité que nous signalions la semaine dernière : le démon a un pouvoir de dissimulation. Il se dissimule derrière un conformisme social pour faire croire à son inexistence… Il suscite des conduites collectives à travers lesquelles il essaie de conjurer la possibilité d’une rencontre telle que celle qui nous est narrée par le texte de Luc. Il crée des mimétismes urbains qui éloignent le risque d’une libération.

Et c’est précisément le propos de Dostoïevski dans ses Démons : il ne nous parle pas de personnes atteintes de démence, mais bien d’hommes et de femmes qui, au nom d’utopies politiques, tentent de construire des sociétés nouvelles d’où l’ordre intimé au démon de sortir de l’homme ne puisse pas résonner. Parce qu’eux-mêmes sont les «Démons» !

Le romancier se livre à une critique des intellectuels russes de son époque, avec ses anarchistes et ses nihilistes qui veulent refaire le monde, mais il s’inscrit aussi dans une tradition de l’exorcisme européen qui consiste essentiellement à nommer le démon, à dénoncer sa présence… Parce que, aussitôt démasqué et reconnu, il devient possible de lui intimer l’ordre de partir. Quitte à ce que ce soit à travers le corps d’un être impur, dont le porc représente une métaphore pour la société des premiers fidèles chrétiens, très marqués par les interdits issus de la loi juive.

Cette stratégie suppose cependant la pénétration d’un regard et l’autorité d’une parole… Elle s’adosse elle-même sur une autre folie, dont nous avons dit précédemment qu’elle était folie d’amour entre Dieu et l’homme. C’est à partir de ce saint désordre de l’âme que l’exorciste débusque le démon et lui ordonne de partir.

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