La question de la vérité, bien que sa formulation engage les ressources d’une spéculation philosophique qui paraît peut-être à certains très redoutable, cette question fait partie de nous. Nous l’éprouvons chaque fois que nous échangeons entre nous par la parole sur une affaire quelconque, nous l’éprouvons quand nous nous interrogeons sur le sens d’un événement marquant notre histoire personnelle, ou bien cette autre qui rassemble les hommes dans ses vastes périodes, nous l’éprouvons quand, dans nos moments de grande solitude, nous sommes mis face au mystère de l’univers…
Toujours nous sommes confrontés à l’idée que nous pourrions être abusés, induits en erreur, que ce soit par ignorance et naïveté, par un usage défectueux de nos perceptions, de notre jugement ou des règles du raisonnement, ou parce que nous serions l’objet d’un diabolique stratagème par lequel d’autres hommes chercheraient à nous faire penser ce que précisément ils veulent que nous pensions. La conscience du risque que nous courrons, celui d’errer, nous rappelle à notre obligation de vérité envers nous-mêmes qui, quand elle est poussée à son extrême et systématisée, devient volonté de certitude.
Il existe par ailleurs, dans l’histoire de la philosophie, certaines étapes qui font ressortir de façon particulièrement significative la manière que l’homme s’est donnée de répondre à cette exigence de vérité. Notre chronique s’est attardée au cours des dernières semaines sur quelques-unes de ces étapes et notre périple nous a amenés dans le pays où le besoin de vérité va donner lieu à une activité spéciale. C’est en effet dans la Grèce ancienne, celle de Parménide et de Socrate, mais aussi d’Anaximandre et d’Héraclite, que la philosophie fait son apparition et affirme progressivement son territoire propre.
Ce retour au pays de l’enfance, pour ainsi dire, nous l’avons justifié par le fait qu’à partir de la fin de l’antiquité et du début du Moyen-âge, la question de la vérité va prendre une connotation religieuse qui la fait basculer dans une tradition différente : celle du monothéisme d’origine juive. Nous sommes, nous les modernes, les héritiers de cette jonction, avec les développements parfois conflictuels auxquels elle donne lieu lorsque, à côté d’une philosophie qui s’assigne la fonction d’être au service de la foi, une autre décide de s’affranchir d’une telle fonction.
Nous voulons savoir la vérité sur l’histoire philosophique de la vérité. C’est ce qui nous pousse à retrouver le projet initial qui se déclare au commencement de cette histoire, c’est ce qui nous donne envie d’aller à la rencontre de sa primeur.
Mais on sent que ce voyage ne va pas de soi. Il y a des obstacles invisibles. C’est comme si une autorité en nous-mêmes refusait de nous accorder le visa, sous prétexte que nous n’avons rien à faire là-bas, que ça ne sert à rien…
Après tout, poursuivrait cette voix intérieure, les seuls personnages de la Grèce qui mériteraient encore qu’on s’y intéresse, c’est Platon et Aristote. Parce que nos anciens philosophes arabes s’y sont intéressés et qu’ils représentent le stade le plus avancé de la pensée grecque. Pour le reste, il faut laisser cela aux érudits occidentaux, dont c’est la passion de pratiquer l’archéologie dans toutes sortes de domaines. Et, s’il fallait vraiment tourner son attention dans cette direction, il suffit de profiter des travaux réalisés par ces érudits : nul besoin de se mettre en peine là où d’autres l’ont fait à notre place.
Ami lecteur, si cette voix intérieure a quelque écho dans vos entrailles, faites-la taire : elle n’a rien à voir avec ce qui nous occupe. C’est la voix d’un renoncement. Il nous importe, nous, de pousser notre randonnée au-delà des limites imparties par une raison idiote. C’est malheur que nos philosophes arabes, par manque d’audace ou par manque d’autonomie (y compris financière), n’aient pas accordé plus de droits à leur curiosité, plus de légitimité à une volonté de s’approprier une tradition qui n’était pas celle que défendaient leur prince et l’armée de ses théologiens.
C’est malheur également que nous ayons laissé à autrui le soin d’explorer pour nous, de jouir à notre place du plaisir de la découverte et de la conquête du sens, quitte à ce que, de cette découverte et de cette conquête, nous nous trouvions exclus, mis au ban des nations… Nous, enfants de ce pays-ci, avons pourtant plus que d’autres des raisons de revendiquer le droit de comprendre, par nous-mêmes et à partir de nous-mêmes, ce qui s’est passé dans la tête des Grecs…
N’étaient-ils pas les voisins de nos ancêtres en Sicile et ailleurs ? Qui dit que parmi les grandes figures de la pensée grecque du sang carthaginois et berbère ne coulait pas dans les veines : tout le versant occidental de la Grèce, où brillent les Pythagore, les Parménide et les Empédocle, a baigné dans une sorte d’échange continuel avec le monde punique ? Qui dit que dans les rues étroites de Carthage des jeunes et des moins jeunes ne se sont pas essayés, eux aussi, au jeu philosophique qui rendait tout d’un coup au besoin de vérité son importance absolue, en dépit de la vocation prétendument commerciale de cette cité ? Que savons-nous de ce monde et de ses audaces intellectuelles après que la moindre trace en a été effacée par la volonté cynique d’une Rome dominatrice, ou devons-nous nous en tenir au point de vue que nous livre le feu ravageur ?
La Grèce, il nous faut la redécouvrir. Bien sûr, nous ne ferons pas la bêtise de bouder les éclairages que nous apportent les philosophes européens. Mais il importe que s’ouvre un chemin nouveau, un chemin qui commence chez nous, avec ses maladresses et ses errements si nécessaire. C’est à partir de lui que nous pourrons d’ailleurs reprendre l’aventure de la philosophie arabe et lui insuffler le supplément de courage qui lui a manqué dans le passé face à l’adversité.
Bref, gardons-nous des raccourcis faciles : la vérité est chemin plus qu’elle n’est but.