L’écritoire philosophique/Pour un étonnement «maternel»

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Le questionnement philosophique apparaît chez certains assez tôt... «Pourquoi ?» demande l’enfant, dans un mouvement de la pensée qui ne vise pas tant telle ou telle chose, du point de vue de sa manière d’être, mais plutôt le tout de l’être du point de vue de son être : le mot «être» étant pris tour à tour dans son sens nominal et dans son sens verbal.

Ce questionnement, on le sait, n’est pas toujours le bienvenu. Soit parce qu’on y voit les germes d’un esprit contestataire qui pourrait demain tout remettre en cause dans le précieux équilibre de l’ordre établi, soit parce qu’on ne voit aucune utilité pratique à cette forme d’activité de la cervelle, soit enfin parce que les questions posées sont de celles auxquelles on ne trouve pas soi-même de réponse et qui, pense-t-on, risquent de donner de soi une image peu avantageuse au regard de l’enfant.

Mais, en dehors de ces considérations liées au profil de l’environnement familial, en tant qu’il est capable ou non de faire bon accueil au questionnement philosophique de l’enfant, il y a un environnement linguistique qui peut également jouer un rôle. Et, bien évidemment, le fait que telle langue ait fait une place, dans son usage, à la philosophie va permettre d’ouvrir du champ à cet échange initial. Mais si l’échange ne peut pas se déployer, parce que la langue ne s’y prête pas, alors le questionnement va s’épuiser. Il va se replier dans une zone de la pensée qui échappe à tout dialogue : celle de l’oubli, ou celle du déni.

Il est vrai que, dans les sociétés modernes, où l’enfant va à l’école et où il y apprend les langues étrangères, il dispose d’une seconde chance au cas où sa langue maternelle aurait brisé son élan philosophique.

Il faut pourtant qu’on s’interroge sur le sens d’une interrogation philosophique obligée de déserter l’élément de la langue maternelle pour recevoir un écho. Bien sûr, il existe une certaine conception de la pratique de la philosophie qui nous la présente comme «émancipée» du lien qui la rattache à telle ou telle langue particulière. Dès sa naissance grecque, la philosophie se démarque de la mythologie pour dégager l’espace d’une activité rationnelle qui, semble-t-il, transcende les frontières linguistiques. La figure même du philosophe serait celle d’un apatride. C’est d’ailleurs ce que reprochaient ses juges à Socrate : il met en doute, disaient-ils, les divinités de la cité. Douter des divinités de la cité, n’est-ce pas en ces époques déjà une façon de se détacher de son sol !
On sait pourtant que Socrate s’est défendu de toute attitude irrévérencieuse à l’égard des récits anciens et des divinités dont ils évoquent l’existence. C’est ce que rapporte Platon dans le Phèdre.

On sait aussi qu’il a pris les armes pour défendre Athènes et que son engagement au combat n’était pas celui d’un pusillanime. C’est ce que rappelle de son côté le jeune Alcibiade dans le Banquet. S’il doit donc être qualifié d’apatride, il faudra reconnaître qu’il n’en est pas moins patriote... Mais prétendre qu’on défend la philosophie, ou son universalité, alors qu’on épouse le point de vue de ceux qui ont condamné à mort le philosophe est une position pour le moins problématique.

D’autre part, le projet philosophique tel qu’il se manifeste d’abord à travers l’œuvre des présocratiques et tel qu’il est sans cesse repris ensuite à travers les siècles jusqu’à nous, même s’il commence avec l’affirmation d’une séparation d’avec la mythologie et la poésie, et même s’il a en effet une tendance à «déterritorialiser» l’activité philosophique, ce projet ne veut pas forcément dire que sa relation à la langue est constitutivement celle d’une volonté de rupture. L’affirmer, c’est s’avancer. C’est probablement mettre sur le compte de la vocation essentielle de la philosophie ce qui ne relève dans son évolution historique que d’une dérive accidentelle et malheureuse.

L’idée d’une dérive n’a rien de nouveau. Un des derniers grands philosophes à l’avoir affirmée est Heidegger. Il y a selon lui une errance à la faveur de laquelle la philosophie cesse d’être attentive à l’être, dans sa double dimension nominale et verbale, pour ne s’attarder que sur la dimension nominale de la totalité de l’étant, du point de vue de la raison qui en est le principe. Mais, d’une façon générale, le questionnement autour de la vraie vocation de la philosophie prend une part de plus en plus importante dans la pratique du métier de philosophe. Le sentiment est celui d’une philosophie moderne qui est en crise car piégée par une fausse conception de son travail.

Et que, par conséquent, il convient de renouer avec le projet initial qui a présidé à la naissance de l’aventure philosophique.

D’autre part, il n’est pas inutile de rappeler que, peu de temps après la mort de Socrate, on assiste à un phénomène historique dont les prolongements n’ont pas fini de marquer l’actualité de l’humanité dans son ensemble : il s’agit de l’irruption du pouvoir des grands empires et des premières tentatives d’hégémonie religieuse et culturelle à l’échelle des territoires placés sous leur domination. Nous avons eu l’occasion d’évoquer sur ces colonnes ce que cela a impliqué en termes de réquisition des religions monothéistes — christianisme mais aussi islam, plus tard — en vue de l’instauration d’une culture homogène, et donc d’une langue intellectuelle unifiée.

Sous la pression du pouvoir politique, la théologie censée expliciter la vérité religieuse du message a renoncé à en reprendre un article fondamental, qui est précisément la nécessité pour cette vérité de se décliner dans les diverses «langues maternelles» (voir notre chronique de la semaine précédente). Dans une large mesure, cette théologie se met au service de la raison impériale et de ses exigences en matière de création des conditions de la cohésion politique et culturelle. Or la philosophie ne sera pas épargnée : elle aussi est poussée à adopter la langue de l’empire. L’idée de lui imputer ce même phénomène d’homogénéisation et d’indifférenciation linguistique comme s’il s’agissait d’une sienne initiative relèverait tout simplement d’une cécité historique : il est plus juste de dire que la philosophie a été déportée hors de sa trajectoire initiale. C’est ce qui a d’ailleurs fait qu’elle s’est souvent muée en «idéologie» d’empire. Le stoïcisme en est une illustration assez éloquente.

Par conséquent, il est important aujourd’hui, pour peu que l’on souhaite redonner vie au projet philosophique, d’explorer la piste d’un questionnement qui, non seulement ne rompt pas avec la langue maternelle, mais joue au contraire avec elle en la mettant à l’écoute de ce qui, depuis toujours, et dès notre plus jeune âge, suscite ce que Aristote appelait le «taumazein»: l’étonnement !

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