Le débat entre la phénoménologie et la psychanalyse est quelque chose qui s’installe assez tôt. Il y a du reste une certaine contemporanéité au niveau de leur genèse puisque la notion de «phénoménologie», entendue dans le sens de retour au phénomène, apparaît chez Husserl dans les Ideen en 1913, tandis que le texte considéré comme le socle théorique de la révolution freudienne — la Métapsychologie — date, lui, de 1915.
Les deux semaines précédentes, nous avons parlé de Ludwig Binwanger (1881-1966). Il est l’instigateur de ce débat, qui aura par la suite d’autres acteurs. Par la puissance de son engagement, il constitue pour nous une percée stratégique qui nous dispense de nous disperser à travers une multiplicité de figures, dont certaines sont sans doute très intéressantes à connaître.
Rappelons que Binswanger commence par s’enthousiasmer pour l’innovation freudienne, en laquelle il reconnaît à juste titre la réponse à une double exigence : conférer à l’approche thérapeutique de la maladie mentale un caractère scientifique et, d’autre part, dégager le terrain de la psychologie d’une certaine hégémonie de la médecine organique dont la tentation est d’occulter la spécificité du mal psychique.
La façon dont Freud résout l’équation le séduit et il n’hésite pas à prendre sa défense dans des revues spécialisées. Mais le souci de Binswanger est justement d’apporter un soutien philosophique à la psychanalyse. Et c’est à partir de là qu’une divergence va se faire jour, qui se confirmera par la suite, sans que cela n’entraîne d’ailleurs de rupture entre les deux hommes, comme en témoigne leur correspondance qui a fait l’objet d’une publication.
Le virage existentialiste
C’est donc en explorant le terrain de la philosophie sur le sujet de l’âme que Ludwig Binswanger va finir par faire la rencontre de la phénoménologie husserlienne, en laquelle il reconnaît le moyen de résoudre une autre équation : maintenir une approche scientifique de la pathologie mentale qui ne soit pas dans le même temps une façon de ramener les phénomènes psychiques au même niveau que les phénomènes physiques.
Ou, en d’autres termes, se placer sous le même toit de la rigueur scientifique sans soumettre ce qui relève de l’esprit — et qui est à comprendre — au même traitement que ce qui relève de la nature, et qui est à expliquer ! La distinction entre expliquer et comprendre a été développée par Wilhem Dilthey (1833-1911), mais la phénoménologie y apporte une réponse synthétique, en ce sens qu’avec sa méthode du «retour aux choses mêmes» l’approche consiste indifféremment à décrire ce qui se manifeste, sans jamais retomber dans la posture du positivisme, sans jamais réduire la chose à un objet posé en dehors de soi.
L’originalité de Freud, avec la notion d’inconscient, est qu’il ouvre du champ à une approche qui se prête à l’écoute – donc à une attitude qui n’est pas exactement celle du savant face à l’objet à connaître. Toutefois, cette notion joue aussi le rôle d’élément dans la chaîne explicative.
De sorte que Freud peut toujours se replier dans une logique positiviste face au phénomène psychique et prendre congé de l’épreuve du face-à-face avec le malade quand bon lui semble. C’est contre cette possibilité de retour que s’insurge Binswanger. Car Freud ne va pas assez loin dans son innovation : il isole bien le territoire de la maladie mentale des autres maladies du point de vue de l’approche médicale, mais il ne confère pas à sa nouvelle approche les attributs théoriques qui lui permettraient d’affirmer son originalité de façon cohérente et profonde… Il ne se libère pas non plus de l’approche explicative là où il conviendrait de faire place à une approche herméneutique.
Dans le premier ouvrage qu’il publie en 1922 — Einführung in die Probleme der allgemeinen Psychologie —, Binswanger expose son travail de recherche philosophique en soutien à la psychanalyse. Qui débouche donc sur la forme inaugurale de la phénoménologie clinique. Cette première période va se poursuivre jusqu’à la découverte de Sein und Zeit (1927), de Heidegger, et de ce que certains ont appelé le virage existentialiste de Binswanger, dont l’aboutissement est Rêve et existence.
Jusqu’à ce moment, le principe méthodologique consiste à voir au-delà du visible en direction du monde du malade. C’est à ce principe qu’il appelle ses collègues psychiatres lors des rencontres et dans ses correspondances, et cela est en accord avec la phénoménologie husserlienne. Le modèle à suivre est celui du peintre qui, par son regard, sait viser, et restituer, la vérité d’un être… Le peintre, et non le savant !
Une critique du Dasein solitaire
Avec l’arrivée de Heidegger, on passe à une seconde étape où le malade est appréhendé comme un existant. Le maniaque ou le mélancolique ne révèlent rien d’autre que des formes d’existence. La frontière entre le pathologique et le non-pathologique s’estompe ainsi au profit de ce qui se présente comme une façon d’être là, d’exister.
La rencontre avec la pensée heideggérienne porte Binswanger à accentuer ce qui était déjà amorcé au cours de la première étape. A savoir qu’après avoir fait face à la vie de l’autre — le malade —, comme singularité qui engage le médecin sur la voie risquée d’une phénoménologie tendue par l’effort de comprendre (sans l’assurance d’un savoir théorique prompt à enserrer son objet dans ses filets), on passe désormais à une autre épreuve, qui est celle de l’existant faisant lui-même face à la mort, solitairement.
C’est à partir de cette expérience fondamentale — la solitude face à la mort — que se comprend le drame d’un égarement, d’une perte d’orientation. Or, cette compréhension n’est elle-même pas indemne d’une expérience d’angoisse.
L’étape heideggérienne achève de marquer la séparation avec Freud, à qui la notion d’inconscient permettait de se maintenir confortablement dans la position stable du savant. Mais on observe qu’une fois conquise par Binswanger la contre-position de celui qui sait se mettre en péril face au malade comme existant, il amorce au début des années 40 un retour vers Husserl.
Ce retour se déclare pour commencer à travers une prise de distance avec Heidegger, à qui il reproche sa conception trop solitaire du Dasein, de l’être-là. Pour Binswanger, l’expérience fondamentale n’est pas celle d’une existence solitaire. L’existant n’est pas d’abord un je, c’est un nous. D’où l’introduction dans sa pensée de la notion d’amour.
Remarquons que cette prise de distance aura des retombées sur le terrain du débat philosophique lui-même.
Mais le délestage par rapport à Heidegger va se prolonger sur de nombreuses années et c’est seulement avec ses deux derniers ouvrages — Mélancolie et manie (1960) et Délire(1965) — qu’il s’affirme nettement. Binswanger y revient à la description, en ayant le souci, contre la tendance heideggérienne, de marquer la différence entre la constitution normale et la constitution pathologique.
L’attention est mise sur les défaillances, conformément à la vocation de guérisseur qui est celle du médecin et qui a pu être occultée durant la phase antérieure. Mais le fait que le retour à la phénoménologie se fasse après un passage par la case de l’existentialisme heideggérien n’est pas anodin : il marque une volonté de comprendre le malade sans faire l’économie d’une prise de risque d’où le partage de l’angoisse de la mort n’est pas absent.