Dans quelques semaines, l’Union européenne sera amputée du Royaume-Uni. Ainsi en a décidé le Brexit. Au Parlement européen de Strasbourg, les députés de tendance nationaliste appellent à étendre cette expérience référendaire qui aurait, c’est vrai, de grosses chances de déboucher sur le même résultat dans bien d’autres pays membres. Curieux paradoxe, tout de même, que cet espace dont la prospérité et la stabilité sont enviées par les autres nations et convoitées par beaucoup de populations des quatre horizons — au point de créer autour de ses frontières une pression migratoire continue — et qui, cependant, est dédaigné par les peuples qui le composent.
Comme les individus, les peuples ignorent parfois leur bonheur. Le besoin de ne pas être content, de dire non, de communier dans l’insatisfaction est le propre des hommes qui ne sont pas si malheureux : aux politiques de relativiser. Et c’est ce que les décideurs européens ont fait des décennies durant.
Mais, là encore, comme les individus, les peuples ne vivent pas que de stabilité et de prospérité : ils ont besoin de sens. Et, de sens, il y a longtemps que le projet européen a cessé d’en avoir pour le commun des citoyens de l’Union...
L’Europe a été faite dans l’intérêt des peuples mais sans eux, comme l’exprime un ancien responsable français, et il n’y a donc rien de si étonnant à ce qu’un jour ils crient, comme l’ont fait les Anglais : «We want our country back».
L’Union européenne a apporté beaucoup aux populations des pays membres. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder à quoi ressemblait la vie du Français moyen, de l’Italien ou du Polonais dans la première moitié du siècle dernier : des archives cinématographiques sont là pour nous permettre ce retour en arrière. Le risque de guerre est pour ainsi dire définitivement écarté entre pays membres de l’Union, alors qu’il rythmait l’histoire européenne à coups de tragédies de plus en plus apocalyptiques.
Mais cette transformation de la vie des gens a eu pour contrepartie une cassure dans le lien qui les rattache à leurs patries respectives. Ce régime de communauté, auquel s’ajoute l’arrivée massive de populations de contrées plus lointaines, donne à beaucoup le sentiment qu’ils sont dépossédés de leurs pays. Il y a une blessure, qui n’a rien à voir avec de la xénophobie, même si le thème de la xénophobie lui est associé par des politiques en mal de suffrages, qui cherchent à capitaliser à leur profit cette sorte de tristesse...
Il faut penser au petit paysan européen pour se faire une idée de la chose : sans cesse obligé de composer avec des normes et de se conformer à des règles pour avoir le droit de vivre de sa terre — et sur sa terre — comme l’ont fait ses ancêtres. Avec des résultats que la désertification des campagnes, dans bien des régions, laisse deviner.
En fait, il n’est pas du tout certain que la sortie de l’Union européenne apportera une réponse à ce problème, qui a une dimension mondiale. D’ailleurs, les signes avant-coureurs de cette cassure se sont manifestés avant la création de l’espace commun : la révolution industrielle du XIXe siècle avait déjà provoqué un premier bouleversement dans la vie des populations européennes. Et, comme on le sait, les courants nationalistes avaient déjà cherché à faire leur beurre de ses conséquences sur les populations, en pointant du doigt et le bourgeois capitaliste et l’étranger qui, à l’époque, était le Juif.
Mais c’est un fait que l’Union européenne, si elle a permis que les pays européens arrêtent de se mener une guerre sans merci, aussi bien sur le plan militaire que sur le plan économique, n’a pas permis d’enrayer ce phénomène de dépossession que le vote britannique est venu rappeler. Et tant qu’elle ne le fera pas — et elle est manifestement incapable de le faire — les courants nationalistes vont continuer de prospérer et de jeter le discrédit sur l’expérience européenne, au mépris des bienfaits que cette dernière a apportés.
Bref, la décision du Royaume-Uni pousse l’Union européenne dans l’obligation de faire un choix décisif : soit réinventer le projet commun de telle sorte que l’expérience ne soit plus celle des élites, mais celle des peuples eux-mêmes, et qu’elle ne soit plus synonyme de cette sorte de dépossession du pays dont nous parlons, soit c’est l’expérience européenne qui va continuer de subir les coups de boutoir des mouvements nationalistes et qui va cesser aussi d’être un modèle politique à l’échelle planétaire, comme cela a été longtemps le cas, y compris de ce côté-ci de la Méditerranée.
Une chose est sûre : les conséquences de cette seconde alternative ne concerneraient pas que les Européens !