L’écritoire philosophique / D’Occident en Orient : les deux paradigmes de la poésie

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La question de la poésie dans sa relation à la culture en général fait l’objet de deux paradigmes distincts selon que l’on se place dans le contexte européen ou dans le contexte arabo-musulman. Or cette question n’a rien de marginal : elle est déterminante. Parce qu’elle s’inscrit dans l’acte de fondation de l’une et l’autre culture. Notons que, dans les deux cas, il y a une éviction de la poésie des murs de la cité. Au bannissement du poète dans le livre 10 de la République de Platon répond, 9 à 10 siècles plus tard, les 3 ou 4 versets de la fin de la sourate qui porte justement le titre de sourate des Poètes : « Et quant aux poètes, ce sont les égarés qui les suivent // Ne vois-tu pas qu’ils divaguent dans chaque vallée // Et qu’ils disent ce qu’ils ne font pas… » Le Prophète lui-même se défend d’être un poète, en réponse à certaines accusations. Le Coran le déclare au verset 41 de la sourate 69 (Al-Haqqah) : « … ce n’est pas la parole d’un poète, mais vous ne croyez que très peu ».

Ces sentences doivent nous rappeler qu’au moment de la naissance de l’islam, les poètes arabes avaient leurs partisans, un peu à l’image de nos clubs de football aujourd’hui. Ils représentaient leurs tribus respectives… Certains peut-être quittaient les vallées vers les sommets, vers les hauteurs d’où l’on aperçoit à l’horizon l’étendue de la création mais, une fois advenu l’écho de la Révélation, ce sont les poètes des vallées qui demeurent, en gardiens d’une culture qui craint les grands espaces.

Ce sont ces poètes-là qui sont pointés du doigt par le texte coranique, plus que les poètes d’avant l’islam dont les joutes ont servi à la formation de ce que, dans un article précédent, nous avons appelé une « alchimie linguistique », ajoutant que la parole qui se manifeste dans la Révélation s’inscrit elle-même dans cette alchimie : elle en est un point incandescent, un point qui fait prodige, en ce sens qu’il porte l’accomplissement du pouvoir de la langue à un degré où le poème cesse d’être l’occasion d’une joute pour devenir le lieu d’un rassemblement et d’un projet commun… Et un projet où, désormais, l’homme fait ce qu’il dit.

En un sens, qui est essentiel, le reproche fait à la poésie est de rester dans le creux des vallées et des oueds, de ne pas faire l’effort de gravir les sommets à la rencontre d’une parole qui révèle en bouleversant. Les joutes, avec leurs adeptes, leurs « suiveurs », peuvent s’inscrire dans ce mouvement ascensionnel. Et c’est justement parce que ce mouvement ascensionnel a existé qu’il a pu donner lieu à une alchimie linguistique et que cette alchimie, à son tour, a pu mener à un point d’incandescence qu’est la Révélation. Les deux mouvements sont possibles : les joutes peuvent s’inscrire dans un mouvement de descente vers l’ombre des vallées en entraînant dans leurs sillages des « égarés », comme elles peuvent s’inscrire dans celui qui mène vers la lumière de l’universel.

Le rejet de la poésie correspond ici au rejet de la première possibilité. Le point de départ reste cependant la joute, comme élément à l’intérieur duquel la langue peut atteindre un niveau de transformation et d’accomplissement de son unité ou, au contraire, rater ce processus, revenir à une production verbale sans effet sur l’action des hommes et qui demeure enfermée dans sa dimension locale ou tribale. Dans le cas des Grecs anciens, le point de départ n’est pas la joute mais la parole poétique qui, dans le mythe, répond aux interrogations de l’homme sur l’origine du monde… Ce qui est inséparable de la destinée de l’homme. Les épopées et les tragédies qui composent la littérature grecque représentent souvent des parcours de vie humaine, mais ces récits s’inscrivent, de façon explicite ou implicite, dans la continuité des récits qui nous parlent de la genèse du monde et des dieux. Donc de l’origine. D’où le fait que la poésie se présente naturellement comme un discours concurrent par rapport à la philosophie.

L’homme saisi par la question au sujet du monde et de sa propre présence dans le monde sait que la poésie a vocation à lui apporter une réponse. De sorte qu’il n’hésite pas à se tourner vers elle… Or c’est précisément ce que refuse la philosophie à sa naissance. Il y va en quelque sorte de sa survie. Mais on sait que, à la fin du XIXe siècle, une voix va s’élever pour redonner à la poésie tous ses droits face à la philosophie. Cette voix est celle de Friedrich Nietzsche, auteur d’un texte qui va marquer les esprits : La Naissance de la tragédie.

Avec Nietzsche, la philosophie va désavouer ce moment inaugural par lequel elle s’affirme contre la poésie : la poésie dans sa dimension musicale et tragique. Il s’agit d’un moment crucial à la fois dans l’histoire de la philosophie et dans la culture européenne. Pour la première fois, le triomphe de la raison est appréhendé avec suspicion, non pas parce qu’il s’exprimerait aux dépens de la foi religieuse, mais parce qu’il s’opposerait à la profondeur de la pensée elle-même ! Des contrées de la pensée sont à découvrir par-delà et contre ce triomphe.

Mais le risque est cependant que cette redécouverte soit synonyme d’une plongée dans la culture de la langue vernaculaire qui serait un repli à l’intérieur de ses frontières. Sans faire de lien direct avec le nationalisme allemand du début du siècle dernier, on est bien obligé de se poser des questions sur la concomitance des deux événements : la réhabilitation de la poésie comme clé en vue d’une pensée plus profonde et l’affirmation « totalitaire » d’une culture, en l’occurrence germanique.

Or le paradigme arabo-musulman offre de ce point de vue d’autres perspectives. L’entre-choc des poètes dans le cadre des joutes sert ici de pré-modèle à un jeu universel entre les cultures relevant des différentes langues vernaculaires et de leurs sols. Ce qui précède le moment de la Révélation sert comme d’image inversée de ce qui peut, et de ce qui doit advenir ensuite – mais qui n’est pas advenu – dans la relation entre les différents peuples, lorsque chacun d’eux investit sa propre langue dans une relation de friction et d’émulation avec celles des autres peuples… L’expérience du Dieu unique, qui ramène dans un premier temps vers l’unité (des différentes tribus), ouvre dans un second temps vers l’infini d’un espace où il est donné à chaque peuple de manier sa langue comme une arme, mais aussi comme la caresse d’une rencontre.

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