La psychologie moderne tend à décomposer le moi. Donc l’âme. En y distinguant des niveaux de profondeur. Un des grands débats va concerner le statut de l’inconscient. On affirme que quelque chose est moi sans que je sois conscient de ce quelque chose : ni de ce qu’il est ni même qu’il existe.
Ce qui signifie encore que le mode d’être du moi n’est pas d’être assuré de soi ou en possession de soi. Ou disons que ce fait d’être assuré et en possession de soi ne représente qu’une modalité secondaire, et finalement trompeuse, puisqu’elle nous fait croire qu’en elle se résume le moi, alors que cette prétention est tout à fait illusoire. On est soi dans une sorte de cécité de soi : je est un autre, dirions-nous en reprenant la formule de Rimbaud.
Mais ce moi profond qu’est l’inconscient est-il une partie irrémédiablement insaisissable ou pouvons-nous y projeter la lumière volontaire et artificielle de notre curiosité, à la façon de quelqu’un qui explorerait une cave muni d’une lampe de poche ?
Si nous répondons par l’affirmative, nous sommes en train de présupposer que ce moi profond n’est pas inconnaissable mais seulement inconnu : inconnu dans la mesure exacte du manque d’exploration engagée par nos soins. Il y aurait un déficit du côté de la lumière que nous portons dans la direction de notre vrai moi et c’est ce qui expliquerait que ce dernier se présente à nous, de prime abord, comme une terra incognita, que nous serions tentés de croire — tout à fait à tort — absolument inexplorable !
Mais nous pouvons aussi répondre par la négative, en faisant valoir un inconscient irréductible et absolu, et en considérant même que la profondeur du moi réside précisément dans le fait qu’il n’ait pas été contaminé par notre savoir, altéré, faussé par la représentation qu’on s’en fait.
Au triomphe d’une psychologie qui prétend ramener l’opacité de l’inconscient à la transparence d’un regard résolument scrutateur s’oppose donc le rappel que ce qui est vraiment profond dans le moi, c’est précisément ce qui demeure rebelle à tout éclairage, constitutivement jaloux de son obscurité.
La seule manière de le connaître, s’il est d’ailleurs permis ici de parler de connaissance, c’est de l’apprivoiser dans une sorte de déférence : de se faire à l’idée de sa présence, au cœur de soi, en ayant l’humilité d’admettre qu’il est le centre et que cette conscience qui parle et interroge n’est elle-même que la périphérie.
Kant et ses trois «moi»
L’opposition entre Freud et Jung, que nous avons évoquée en passant dans une chronique précédente, s’inscrit elle-même entièrement dans la première réponse : l’inconscient est connaissable mais ce qu’il révèle ne se laisse pas déterminer de la même façon pour l’un et pour l’autre.
Ce conflit d’interprétation, qui concerne également d’autres figures de la théorie psychanalytique, et le fait qu’il soit apparemment si difficile à résoudre, pourrait d’ailleurs plaider en faveur de la seconde réponse : face à ce qui se dérobe de soi-même, il n’est pas possible d’affirmer quelque chose qu’on puisse imposer aux autres de façon décisive… On ne fait que projeter ses hypothèses, sans pouvoir empêcher l’autre de projeter les siennes propres. Rien ne pourra venir départager l’un ou l’autre des protagonistes.
Mais ce qu’il faut d’abord souligner, c’est que cette décomposition de l’âme a des antécédents dans la philosophie. Nous en avons parlé à propos de Platon et d’Aristote. Plus près de nous, et dans un langage qui préfère parler de moi ou d’ego, il y a l’expérience de l’idéalisme allemand.
L’idéalisme allemand n’est pas un courant de pensée parmi d’autres : il a joué dans la modernité un rôle central et son analyse du moi constitue d’une part un précédent, comme nous le disions, par rapport à cette tendance à y voir des couches et des niveaux de vérité mais aussi, et d’autre part, le lieu à partir duquel vont pouvoir se construire les éléments d’une critique de la psychanalyse du point de vue de sa manière à elle de diviser le moi.
Emmanuel Kant, qu’on peut considérer comme le fondateur de l’idéalisme allemand, distingue dans le moi trois lieux qui sont aussi trois significations différentes du mot : le moi empirique, en tant qu’il peut être objet d’une expérience parmi d’autres objets ; le moi transcendantal, qui est ce sans quoi il n’est pas de connaissance possible pour l’homme et à propos duquel notre philosophe parle de formes a priori de la sensibilité et de l’entendement et, enfin, le moi comme âme immortelle : moi qui est hors de portée de toute connaissance mais qui demeure tout à fait «pensable» par la raison (pratique) et sans lequel on ne saurait concevoir une communauté de sujets libres, agissant de façon autonome, c’est-à-dire sous l’autorité d’une loi qu’il se donne à lui-même.
Le «moi absolu» de Fichte
L’idéalisme allemand part donc de cette division, qu’il reprendra chaque fois en la modifiant, mais en insistant toujours sur la dimension active du moi, dans le sens où ce dernier serait le producteur de la connaissance et que le monde extérieur ne serait rien d’autre que ce que nous en donne à percevoir le moi…
Bref, nous dit-il, il n’y a pas de monde subsistant en dehors de nous que la connaissance consisterait à sortir de l’ombre pour en découvrir les lois : il y a un monde que le moi pose en dehors de lui comme son «idée», parce qu’il n’est pas simplement quelque chose qui se laisse imprégner ou heurter par la réalité : il est ce par l’existence de quoi il y a monde.
Certes, à travers la reconnaissance de la dimension de la sensibilité dans le moi, Kant admet qu’il existe bien en dehors de soi ce qu’il appelle un «divers»: une matière disséminée de ce qui se donne à percevoir. Mais ce divers ne fait pas monde : il lui faut «l’unité transcendantale» du moi pour prendre la forme de quelque chose d’étant et de connaissable…
Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) ira plus loin dans cette conception «démiurgique» en affirmant que les formes a priori de l’entendement, ou catégories, ne sont pas des structures dont le moi hérite, au sens où nous avons dit que, pour Descartes, il y a dans l’âme des «idées innées» dont il hérite…
Kant corrigeait Descartes en disant que ce dont hérite l’âme humaine, ce n’est pas des idées toutes faites, mais seulement des outils permettant de les construire. Toutefois, il n’expliquait pas le lien intime qui peut exister entre ces outils — les formes a priori (de l’entendement) — et le moi comme instance de construction… Or pour Fichte, il n’y a pas héritage : ces formes a priori sont elles-mêmes produites et construites par le moi !
Ce qui veut dire que l’on revient en quelque sorte à l’idée de «tabula rasa», à ceci près — qui est énorme — que le vide initial n’est pas une tablette où viendront s’inscrire les impressions issues de nos expériences, comme le supposaient les empiristes, mais un espace de liberté pour le moi afin qu’il crée le monde à partir de son propre fond.
Avec Fichte, nous abordons la contrée du «moi absolu»: celle d’une conscience pure, qui est à distinguer de la conscience empirique et dont nous essaierons d’explorer la notion la prochaine fois.