L’écritoire philosophique /Poème et chant, de Parménide à Socrate

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Depuis la nuit des temps, les hommes utilisent la technique de la rime pour s’aider à mémoriser certaines paroles dont ils pensent qu’elles ne doivent pas subir la loi de toute parole proférée : fuir comme feuille au vent. Ce besoin fait que, aujourd’hui, face aux anciens textes dont la forme est poétique, nous devons toujours nous demander si le choix de cette forme a été dicté par la nature – divine ou inspirée – du contenu ou par des considérations purement « mnémotechniques ».

C’est le cas avec le Poème de Parménide, dont on peut penser que son auteur a eu le souci de lui assurer une large diffusion en le présentant sous une forme versifiée. Mais à cette hypothèse s’oppose celle qui considère que c’est au contraire la présence de la Déesse dans le récit, et le fait que la position philosophique de Parménide lui est dictée par elle, qui a imposé au texte sa forme poétique.

Toutefois la question rebondit ici : le recours à un personnage divin n’est-il pas lui-même un expédient rhétorique qui va permettre de justifier la forme mnémotechnique (versifiée) du texte ? Interrogation d’autant plus légitime que, comme on le sait tous, la philosophie s’affirme en Grèce dans une opposition à la mythologie et à la multiplicité de ses dieux. Depuis Thalès, qui ouvre le bal, on assiste chez les penseurs grecs à une désertion du champ de la mythologie et de son ancienne théologie comme moyen de répondre à la question de l’arché, de l’origine de l’être. D’où, donc, le soupçon que le retour aux dieux et aux déesses pourrait n’être qu’une façon de répondre à une préoccupation d’ordre rhétorique. Et donc mnémotechnique.

Nous avons pourtant vu, dans un article précédent, que la forme poétique du discours philosophique de Parménide pouvait avoir un sens, une nécessité même, dans la mesure où son affirmation de l’unité de l’être ne pouvait s’entendre que si la pensée qui affirme cette unité ne faisait elle-même qu’un avec ce qu’elle affirme… Et que la parole qui répercute cette pensée, bien que provenant du penseur, se révèle ultimement être la parole de l’être lui-même.

Ce qui signifie que l’objet de la pensée devient son sujet : la pensée pensant l’unité de l’être s’abolit comme pensée du penseur pour se révéler pensée de l’être lui-même, pensée recevant seulement écho dans la bouche du penseur.
C’est cette position où le penseur, d’un côté, s’érige face à la totalité de l’être pour en affirmer l’unité fondamentale et, d’un autre côté, s’abolit lui-même pour n’être plus que le lieu d’une affirmation dont le sujet est l’être lui-même dans sa totalité, c’est, disons-nous, cette position-là qui exige que sa parole prenne une intonation divine.

Toute intonation humaine serait ici « trop humaine », pour parler comme Nietzsche. Cette parole est Logos : non pas la parole du penseur, mais la parole du tout de l’être. Le recours au dieu et à sa parole obéit à la nécessité de cette position à la fois extrême et paradoxale. Or, si la présence du divin est devenue nécessaire pour assumer une telle position, alors la forme poétique devient elle-même une conséquence naturelle.

Ce retour du divin dans la parole philosophique n’a donc pas une fonction rhétorique : il exprime au contraire une dimension essentielle de la thèse avancée. A telle enseigne que, lorsque cette dimension sera occultée, que la thèse de Parménide en sera dépouillée pour être réduite à son squelette logique, le sophiste Gorgias la détruira sans mal dans son Traité du non-être.

Venons-en maintenant à Socrate, dont s’inspirent tous les sceptiques. Socrate qui, comme nous l’avons vu, appelle ses concitoyens à « se connaître eux-mêmes », mais Socrate qui rappelle aussi à l’occasion que ce qu’il sait, c’est qu’il ne sait rien. C’est la « nescience » de Socrate. Et Socrate, d’autre part, qui est condamné par les juges d’Athènes sous l’accusation de corrompre la jeunesse et de l’entraîner dans l’impiété. Quelle est, au-delà de cette représentation qu’on se fait du personnage, sa relation aux dieux de la Grèce ?

Il existe deux épisodes qui méritent ici d’être rappelés pour nous aider à répondre à la question. Le premier épisode renvoie au début de la carrière philosophique de Socrate et nous le trouvons raconté dans l’Apologie – nous parlons bien sûr du texte de Platon, car il en existe un autre portant le même titre et parlant du même sujet mais qui est de Xénophon. Socrate est devant ses juges et explique comment il en est venu à la philosophie et à la manière particulière qu’il a de la pratiquer en interrogeant les uns et les autres sur leur savoir prétendu. Il évoque alors un de ses compagnons de jeunesse, un dénommé Chéréphon, et dit : « Un jour donc qu’il s’était rendu à Delphes, il eut le front de consulter l’Oracle et (n’allez point, je le répète, mener grand tapage à ce sujet) de lui demander s’il y avait un homme plus sage que moi. Or la réponse de la Pythie fut qu’il n’existait personne de plus sage » (21-a).

Pour ceux qui l’ignoreraient, la Pythie est une prophétesse qui officie sous l’autorité du dieu Apollon. Socrate poursuit en disant que cette déclaration a eu pour lui l’effet d’une énigme : « Que peut bien vouloir dire le dieu ? » Et cela n’a rien de si étonnant puisque les prophéties de la Pythie sont presque toujours énigmatiques. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que l’activité philosophique de questionnement de ses concitoyens autour de leur sagesse propre sera, en quelque sorte, une façon pour notre philosophe de résoudre cette énigme. Et donc de répondre à la prophétie. Prophétie qui elle-même peut être comprise comme une injonction du dieu.

Le second épisode nous transporte tout à la fin de la carrière philosophique de Socrate, au moment où, assis avec ses amis proches, il s’apprête à boire la ciguë. Le moment est critique et ses compagnons lui font part de leur souci de ne pas l’importuner avec leurs propos. Mais le philosophe leur reproche tout aussitôt de penser que son sort est triste et il ajoute : « C’est, à ce qu’il semble, que selon vous je ne vaux pas les cygnes pour la divination ; les cygnes qui, lorsqu’ils sentent qu’il leur faut mourir, au lieu de chanter comme auparavant, chantent à ce moment davantage et avec plus de force, dans leur joie de s’en aller auprès du dieu dont justement ils sont les serviteurs » (Phédon 84,e – 85,a).
Socrate n’a rien écrit. Ni en prose ni en poésie.

La question de savoir de quelle nature serait la forme poétique de ses textes est donc une question qui n’a aucun sens. En revanche, comme le cygne de la légende, Socrate a « chanté ». Il l’a fait dans un sens particulier qu’il nous faut définir. Et ce « chant » fait écho à cette autre injonction divine que Socrate rappelle dans ce même moment d’avant la mort. Le passage se situe au début du Phédon : « A maintes reprises, j’ai eu, au cours de ma vie, la visite du même songe, ne se présentant pas toujours à moi dans une même vision, mais me tenant un langage invariable : « Socrate, me disait-il, fais de la musique ! Produis ! »…

Socrate, ici, avoue un doute : il n’a pas la certitude que ce à quoi il a consacré son existence, la philosophie, a constitué une réponse appropriée à cette injonction. C’est pourquoi, et contrairement à ce que nous disions de lui à l’instant, Socrate a bien composé quelques poèmes : des fables d’Esope mises en vers et un Prélude à Apollon. Il l’a fait durant ce séjour en prison qui précède sa mort. Mais ces œuvres, écrites dans un souci de prudence, ou peut-être plus justement par jeu, n’enlèvent rien à la conviction qui l’a habité toute sa vie, à savoir que « la philosophie est la plus haute musique et c’est de philosophie que je m’occupe » (61, a).

En attendant d’essayer de comprendre ce que Socrate veut dire en disant que « la philosophie est la plus haute musique », on notera que, de part en part, la carrière du philosophe athénien se place sous le signe d’une sorte de dévotion au dieu Apollon, et son activité philosophique est conçue elle-même comme « chant », voire comme « hymne ».

Cela nous suffit pour deviner que, aussi bien pour Parménide que pour Socrate, le repli par rapport au discours de la mythologie s’accompagne d’une nouvelle façon d’investir le divin. Il ne s’agit pas de désertion, il s’agit d’une relation au dieu qui engage à la connaissance de la vérité…

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