Philosophie et psychanalyse /// La question du transfert

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Nous avons évoqué le nom de Lévinas la semaine précédente. Penseur de culture juive affirmée, il compte certainement parmi les figures marquantes du siècle dernier qui ont mené la charge contre la psychanalyse. En réalité, sa critique est double. Et beaucoup de ses connaisseurs, peut-être, retiennent surtout l’attaque qu’il mène contre la notion freudienne de complexe d’Œdipe, en raison de l’image tout à fait dégradée, et «païenne», qu’elle véhicule de la relation père-enfant.

Cette notion a suscité les réserves et les critiques de nombreux autres intellectuels, dont un des plus éminents est Gilles Deleuze, auteur avec son ami Félix Guattari d’un livre très volumineux au titre qui ne trompe pas: L’anti-œdipe.

Nous reviendrons sans doute sur ce texte important pour le propos de cette chronique. Mais ce qui nous retient davantage ici, c’est l’autre aspect de la critique de Lévinas, qui se rapporte à la rupture du face-à-face entre médecin et patient dans la psychanalyse et, au-delà de cela, à l’hégémonie d’une pensée objectivante dont nous pouvons au moins penser qu’elle correspond à une nouvelle forme de violence exercée contre le malade, en tant que porteur d’une parole.

Pareille violence a partie liée, bien sûr, avec ce que Lévinas appelle «l’effacement du visage»… Qui est négation de l’Infini dont il est la manifestation. Cette seconde critique, toutefois, s’inscrit dans tout un courant qui est celui de la phénoménologie, et plus précisément de la nouvelle herméneutique qui va apparaître en lien avec la phénoménologie.

Rappelons-nous que la psychanalyse est affaire d’interprétation. Interprétation des rêves, comme chacun sait, mais aussi de tout le comportement du patient en tant qu’il représente une forme de langage : en tant qu’il fait partie du territoire élargi de sa parole brisée par son désordre, se cachant insidieusement à elle-même ce qu’elle veut dire.

Il s’agit, n’est-ce pas, de saisir la vérité de ce qui se dit en s’interdisant de se dire. Ou en tout cas de ce qui ne parvient pas à se révéler à l’intelligence du patient. Dans la mesure, donc, où la psychanalyse est une activité qui est engagée dans la pratique de l’interprétation, et où ce qu’il y a pour elle à interpréter relève du domaine de l’esprit, elle ne peut pas laisser indifférents les philosophes dont un souci majeur est devenu de repenser l’ancien art de l’interprétation : l’herméneutique. Précisons quand même que Lévinas ne se reconnaît pas complètement dans le mouvement des phénoménologues, malgré un début de carrière qui a fait de lui le traducteur en français d’œuvres fondatrices de la phénoménologie.

Mais la façon particulière dont il s’en démarque ne fait que porter à une intensité plus forte et plus dramatique son opposition au mode d’interprétation promu par la psychanalyse. Il est indispensable, par conséquent, de revenir dans la suite, par-delà la figure singulière du penseur juif, sur la relation conflictuelle qui a existé entre la psychanalyse — en tant que mode d’interprétation — et l’ensemble du mouvement de la phénoménologie, y compris du point de vue de sa genèse, mais aussi du point de vue de ses étapes et de ses attaques les plus marquantes.

Toutefois, avant d’en arriver là, il faut faire droit à ce qui va servir de défense à la psychanalyse contre l’accusation qu’on dirige contre elle. D’autant plus qu’à travers cette défense, nous découvrons un aspect plus inattendu et de nature à rendre plus complexe l’approche de la psychanalyse : le «transfert» ! Le rappel de cet aspect de la théorie psychanalytique est également utile pour ne pas donner l’impression que nous nous livrons ici à un procès à charge contre le freudisme. Qu’est-ce que le transfert ? C’est la reproduction de l’ancienne relation conflictuelle du malade, telle qu’elle a prévalu dans son enfance avec ses parents, et sa réactivation inconsciente avec la personne du médecin.

Autrement dit, le médecin n’est pas laissé tranquille dans son rôle de scrutateur neutre de l’intériorité du malade et de ses désordres. Il est sollicité, sans crier gare, par le patient afin de tenir le rôle de l’un des parents dont il partage le sexe, afin que l’ancien drame puisse être joué à nouveau.

Une aubaine, en un sens, dans la mesure bien sûr où ce processus de répétition est vérifié. Car il permettrait de laisser apparaître une foule d’éléments qui renseignent sur le drame en question : la façon dont il s’est noué et dont le patient s’est laissé piéger par lui… Mais, précisément, cela suppose que le médecin, l’analyste, joue le jeu. Qu’il se laisse — prudemment, prévient quand même Freud — embarquer dans ce changement de personnage vers quoi l’entraîne le patient. Autrement dit, l’analyste ne doit pas se cabrer dans un mouvement de refus au prétexte que son rôle de médecin lui dicte de tenir une position de froide altitude.

Il se doit de répondre à l’invite du malade et de s’engager même sur un terrain qui est celui des sentiments, avec leur dimension inévitablement sexuelle dans la conception freudienne. Ce qui signifie donc que, si le médecin réduit d’un côté le sujet à un champ de forces pulsionnelles auxquelles il applique un mode interprétation de ses désordres — un mode d’interprétation dont nous avons dit qu’il couvre la parole du patient plutôt qu’il ne l’écoute —, d’un autre côté, il accorde à ce dernier l’initiative de l’action — certes inconsciente — et accepte de le suivre sur son chemin… Ce geste mérite considération !

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