La ville de Delphes est à trois jours de marche d’Athènes. Comme pour la Mecque des anciennes tribus arabes d’avant l’islam, elle était à l’époque de Socrate (Ve siècle avant J-C) une sorte de capitale religieuse : une capitale «panhellénique». On la connaît en particulier pour son Oracle, la Pythie, aux prophéties souvent obscures et que les Grecs venus des différents coins du pays venaient consulter au sujet de questions importantes et graves.
Cette cité antique était tout entière vouée à Apollon. Et c’est sur le fronton du temple consacré à ce dieu que se trouvait inscrite la sentence qui devait connaître un avenir universel : «Connais-toi toi-même».
Socrate, dont on connaît l’attachement à sa ville, s’est-il rendu jusqu’à Delphes pour découvrir cette inscription et la faire sienne ou s’est-il contenté d’en découvrir la force en l’écoutant prononcer par ses concitoyens à Athènes ?
L’information existe peut-être chez quelques érudits mais, pour notre part, nous ne le savons pas. Ce que nous pouvons savoir, en revanche, c’est que, placée là où elle était, cette inscription voulait rappeler le visiteur des lieux à l’ordre de sa mesure humaine… Le sens de cette mesure n’était-il pas nécessaire au moment où on s’apprêtait à pénétrer dans un espace consacré au dieu ?
L’usage, en tout cas, est de lire cette inscription comme une mise en garde contre la tentation de l’hybris, qui est perte de la tempérance… L’hybris est mère de tous les crimes, précisément parce qu’elle est une violence contre la règle de tempérance : «Connais-toi toi-même», rappelle donc Apollon à son visiteur humain. Mais la sentence est aussi une invitation faite à l’homme afin qu’il porte son regard explorateur, non pas seulement, ni d’abord, en direction de l’extériorité du monde, mais également en direction de l’intériorité de son être propre.
Cette lecture est peut-être imprudente. Certains connaisseurs de la culture grecque pourraient la taxer d’anachronique, mais on la risque quand même, en ajoutant qu’à travers cette inscription transparaît la conscience de la religion grecque que la divinité de l’homme réside dans son intériorité. Au-delà du sens de la mesure, qui ramène aux limites humaines, il y a quand même une divinité de l’homme, mais cette divinité résonne vers l’intérieur. Et rencontrer le dieu, c’est entrer en résonance ou en harmonie avec sa divinité, à partir de la sienne propre…
Le thème de l’intériorité, on en trouve un autre écho dans cette Grèce du Ve siècle avant J-C. C’est celui de l’homme comme énigme. Œdipe, dans l’œuvre de Sophocle, répond à l’énigme du Sphinx et la question de ce dernier porte sur l’homme. Mais, au-delà de cet épisode, c’est toute la tragédie grecque qui pose la question : Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-il en vérité, derrière les représentations multiples qu’on en a au quotidien ? La vérité de l’homme se révèle dans l’épreuve de la faute, dans l’épreuve du désastre qu’entraîne pour lui le viol de la loi de tempérance… Même si le viol de cette loi n’est pas commis par lui : songeons à la grandeur d’une Antigone, qui porte sur elle le destin tragique de son père.
L’hybris ouvre en l’homme la porte d’un fond de monstruosité que la mythologie a évoqué en racontant le combat des dieux contre les Titans et celui des héros contre les Gorgones et autres créatures. Car l’homme est à sa façon, dès lors en tout cas qu’il cède à la démesure, un Titan et une Gorgone : à la fois lieu et fauteur de désordre cosmique. Mais la tragédie grecque ne se contente pas de mettre en scène les anciens récits de la mythologie : elle met l’homme en énigme.
Or Socrate ne se sent pas étranger à cette représentation énigmatique. C’est bien lui qui, dans le Phèdre, déclare : «Ce n’est pas elles (les fables) que j’examine, c’est moi-même : suis-je un animal plus complexe et plus fumant d’orgueil que Typhon ?» On voit par là que le penseur athénien n’écarte pas de lui-même ce fond de monstruosité dont nous parlons. La connaissance de soi est prise en compte de cette face immergée et inquiétante de soi, qui n’est jamais abolie.
D’où, en un sens, cette sorte d’urgence de la philosophie chez Socrate, pour qui cette dernière ne saurait être une spéculation sur le monde, comme il le dit dans le Phédon à propos d’un certain Anaxagore, mais toujours ce qui rend meilleure l’âme de celui qui s’y adonne. C’est-à-dire plus forte que son versant nocturne…
L’attention à l’homme prime ici sur l’attention à la nature, à la «physis». Ce qui fait d’ailleurs dire à Hegel que Socrate est le penseur grec par qui l’Esprit devient pour la première fois objet de la pensée : une «révolution mondiale», écrit-il dans ses Cours d’histoire de la philosophie.
Ce caractère révolutionnaire de la philosophie de Socrate signifie-t-il que sa rupture avec des penseurs comme Anaxagore s’étend à l’ensemble des «présocratiques», dont Parménide par exemple ? N’y a-t-il aucun lien entre la connaissance de soi dictée par Apollon et la connaissance de la vérité dictée par la Divinité dans le poème de Parménide ?
Si notre but ici est de nous rapprocher de l’expérience grecque de la vérité, dans ce qui la différencie de l’expérience moderne — afin aussi de nous donner le recul nécessaire pour mieux saisir le sens de cette dernière — alors il est utile de tenter une confrontation entre les deux penseurs.