L’écritoire philosophique/ Le poète, le prophète et le sol

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Nous parlons une langue, ou des langues, mais les langues parlent aussi à travers nous. Mieux que nous, cependant, les poètes sont ceux par qui le génie de la langue parle dans sa pureté, et ainsi se révèle à ceux qui écoutent. Ils sont ainsi le lieu d’un paradoxe, en ce sens qu’ils sont ceux qui s’approprient le plus la langue et ses ressources d’expression mais qui, dans le même temps, se réduisent à n’être qu’un simple médium à travers lequel la langue accède à sa propre mise en scène.

Cette façon de personnifier la langue pourrait sembler abusive : ce n’est pas le cas. Nous marchons ici sur les pas de Wilhelm von Humboldt qui, suite à la découverte qu’il fait de la langue basque en 1800, écrit de façon éloquente que cela lui «fit sentir, de façon absolument incomparable, la communauté d’appartenance qui existe entre le caractère d’un peuple, sa langue et son sol.»

Oui, un peuple appartient à sa langue, plus peut-être qu’elle ne lui appartient. Et le poète est celui qui fait de sa voix la voix de la langue.

Mais cette langue, à son tour, est la langue d’un sol : ce par quoi ce sol chante les «travaux et les jours», dans ce gazouillis fait de rythme et d’inventivité, de passion et de rigueur. Les hommes parlant au quotidien, vaquant à leurs occupations journalières ou s’adonnant aux jeux qu’ils s’accordent pendant leurs moments de loisir, sont l’interprétation du chant d’une terre. Et parce que c’est la langue de cette terre qu’ils parlent, celle qui résonne de ses couleurs, des vents qui la traversent, de la lumière qui l’inonde, de ses pierres et de ses plantes, elle est pour eux sacrée et il leur revient de la défendre contre toute profanation.

Toute communauté humaine, à l’origine, est interpellée par l’obligation de défendre une terre, celle justement dont ils parlent la langue. Cette interpellation est un acte constitutif : par elle, la communauté prend conscience de son unité. Ce point de vue n’est pas seulement celui d’un romantisme nationaliste au parfum désuet : il est celui d’une réalité qui a prévalu pendant des millénaires et que la turbulence de notre mondialisation aimerait peut-être occulter…

Des envahisseurs peuvent bien arriver dans le courant de l’histoire, imposer leur propre langue afin d’élargir le champ de leur domination : il y a une capacité du sol à s’approprier les langues venues d’ailleurs et à leur inoculer avec le temps les caractères de la langue locale, autochtone, au moyen de certaines «modifications génétiques»… Le génie de toute langue, chaque fois que survient une invasion, se replie dans les profondeurs du sol d’où il repart à la reconquête de son domaine.

Il y a ainsi une mémoire du sol, gardienne à la fois des anciennes sonorités et de ce tissage secret qui existe entre les mots et les choses depuis la nuit des temps, par quoi nous demeurons dans une relation de consonance et d’euphonie avec nos lointains ancêtres… Le poète est alors celui qui, dans son chant, sait se faire l’écho de cette mémoire.

Cette fonction le rapproche de celle du prophète. Dans l’acception juive du mot, telle que la développe André Néher (évoqué par Paul Ricœur dans Lectures 3), le prophète se distingue du lévite - serviteur du temple et gardien du pacte d’Alliance, gardien de la «Bérith» - : «Le prophète apparaît là où le lévite est en défaut». Ricœur commente en parlant de fonction de restauration plutôt que d’instauration. Mais, dans l’acception musulmane, la fonction est plus ambiguë et mêle, en quelque sorte, instauration et restauration.

La théologie de l’islam, prise souvent dans un discours polémique et apologétique, insistera sur l’aspect d’instauration et occultera ce qui est pourtant une innovation au sein du monothéisme : l’affirmation selon laquelle chaque nation a son propre prophète, qui la rappelle à l’ordre de sa dignité dans la langue qui est la sienne : dignité qui se joue dans la libération du culte des idoles et dans l’adoration du Dieu créateur de l’univers, donc de toutes les nations… Le Coran évoque cette dimension en plus d’une occurrence. Il y a donc un prophétisme universel, utilisant des modalités linguistiques très diverses, et le prophète Mohammad n’est en un sens que l’un de ces messagers venu rappeler aux siens, dans leur langue, cet ancien pacte qui lia à Dieu aussi bien Abraham que, avant lui, Noé.

L’ancrage de la Révélation coranique dans la tradition juive, avec cette présence remarquable de la figure de Moïse, ne doit donc pas cacher la dimension de rupture, de renversement de l’ordre : en ce sens que l’Alliance universelle de l’humanité avec Dieu n’est plus un horizon pour la fin de l’histoire, une œuvre à accomplir dans l’avenir et dont le Messie est l’artisan final, mais au contraire l’événement inscrit dans l’acte de naissance de toute nation dont elle se doit de garder le souvenir… En quoi son message est-il en même temps instauration ? En ce qu’il affirme le principe général de cet ordre : on passe du fait au droit. Si le prophète de l’islam est dit Sceau des prophètes, ce n’est pas tant parce qu’il clôt la série des prophètes de la tradition juive, c’est parce qu’il est, lui, celui qui établit l’ordre d’un monothéisme universel déjà existant, et dont les prophètes, les prophètes de chaque nation, sont la mémoire. Ce qu’il instaure, en fin de compte, c’est le principe selon lequel la prophétie est toujours restauration.

Mais ce qu’il instaure aussi, c’est l’obligation pour tout prophète de ne pas déserter la langue du sol, de se laisser au contraire irriguer par sa sève dans sa parole qui rappelle l’ancien pacte. Il est en cela semblable au poète. Mais seulement semblable car, en réalité, il ne se contente pas de défendre la langue du sol, il la sanctifie en laissant jaillir en elle la présence de Dieu, en faisant d’elle le lieu d’une Révélation…

Le paradoxe, que nous avons relevé dans nos précédentes chroniques, est que c’est précisément la religion qui vient changer le sens de la prophétie dans le sens que nous disons qui, plus encore que les autres religions monothéistes, va adopter l’impérialisme linguistique de la romanité en imposant à d’autres nations sa propre langue.

Il y a là, dans ce renoncement au cœur de son message, une sorte d’immolation sur l’autel de la raison d’Etat et de ses intérêts géostratégiques. Mais l’histoire a ses ruses. Et l’islam aussi. Et tous deux nous disent de ne pas nous en tenir à pareil constat. Il existe des violences heureuses, en ce qu’elles nous obligent à tirer de nos profondeurs la quintessence de ce qui lui résiste… On s’explique : oui, l’islam des premiers temps a étendu l’aire de la langue arabe à des nations qui avaient leurs propres langues, les langues respectives de leur sol… Mais ces langues avaient elles-mêmes déjà subi des dominations et, pleines du sentiment de leur propre indignité du fait qu’elles étaient les langues du passé païen, elles étaient incapables de se dresser fièrement comme faisaient entre eux les poètes d’Arabie dans les joutes qui les opposaient les uns aux autres, pour faire résonner la puissance de leurs idiomes locaux et finir par toucher le Ciel.

Que faire dans ce cas ? Ce qu’on fait pour susciter un sursaut : on pousse l’autre dans ses retranchements, on conduit la domination linguistique jusqu’à ses limites extrêmes. C’est seulement de la sorte que la langue du sol peut enfin, dans un mouvement d’insurrection, renaître de ses cendres et qu’elle peut alors se souvenir de sa propre sainteté, celle qui la rend apte à recueillir dans ses sonorités l’écho d’une parole divine.

Agissant de la sorte, elle se réconcilie avec la profondeur spirituelle de son sol et redonne sens au message de la nouvelle prophétie.

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