Coup sur coup, la capitale du royaume saoudien a offert au monde deux nouvelles qui ont laissé les observateurs médusés : une purge d’envergure inégalée et l’annonce d’une démission présentée par le Premier ministre d’un pays voisin…
On savait tous que quelque chose se tramait au pays d’Arabie. Les indices se multipliaient, dont en particulier la percée fulgurante du jeune Mohamed Ben Salman dans le paysage politique du royaume, installé dans la position éminemment stratégique de prince héritier au détriment de Mohamed Ben Nayef en juin dernier, et en dépit des usages jusque-là en vigueur en matière de succession.
Le 25 octobre dernier, celui qui a désormais les commandes du pays sous le regard bienveillant de son père, a fait une déclaration qui a été relayée par les médias du monde entier : « 70 % de la population saoudienne a moins de 30 ans et, franchement, nous n’allons pas passer 30 ans de plus à nous accommoder d’idées extrémistes et nous allons les détruire maintenant et tout de suite ».
C’était à Ryad, lors d’une conférence internationale à caractère économique, devant un parterre d’investisseurs. Auparavant, on apprenait que l’interdiction de conduire une voiture par les femmes recevait un premier désaveu… Bref, le temple de l’orthodoxie rigoriste de l’islam sunnite n’est plus ce qu’il était et la volonté politique est manifestement d’aller de l’avant…
Pourtant, les derniers événements ne manquent pas de laisser songeur. On a assisté samedi dernier à un double coup de théâtre depuis la capitale saoudienne. Le premier, c’est l’annonce d’une purge à grande échelle dans les hautes sphères du régime, avec arrestation de 11 princes, 4 ministres en exercice ainsi que nombre d’anciens hauts responsables. Du jamais vu dans l’histoire de l’Arabie depuis des décennies.
Le second coup de théâtre, c’est l’annonce par le Premier ministre libanais, Saad Hariri, de sa démission de son poste sur fond d’accusations dirigées contre l’Iran et sa politique expansionniste dans la région. Principale cible de cette manœuvre : le Hezbollah qui, avec le soutien de Téhéran, continue de maintenir une armée propre au Liban… Un Etat dans l’Etat, considèrent certains. A quoi d’autres répondent que la capacité de tenir tête à l’ennemi israélien, comme ce fut le cas en 2006, confère à cette entité politico-militaire une légitimité supérieure.
On comprend le premier coup de théâtre, dans la mesure où l’ampleur des réformes envisagées par le nouveau pouvoir saoudien peut exiger la mise en place de têtes nouvelles et, dans le même temps, la mise à l’écart de certaines autres, avec neutralisation de leurs réseaux d’influence qui peuvent se révéler dans la durée des points de résistance redoutables. La manœuvre de la création d’une commission anticorruption, présidée elle-même par le prince-héritier, s’inscrit elle-même dans cette stratégie de neutralisation.
En revanche, le deuxième coup de théâtre de Ryad ne s’explique pas facilement. Dès les premières heures qui ont suivi l’annonce télévisée de Hariri, les remarques n’ont pas tardé : que signifie cette démission présentée depuis la capitale d’un pays étranger ?
On invoque des menaces de mort, dont la réalité n’est d’ailleurs pas confirmée par les services de renseignement libanais. Et que signifie également que l’annonce de cette démission soit lue de façon hésitante et presque laborieuse sur une feuille de papier, dans un arabe qui n’est pas celui qu’utilisent habituellement les hommes politiques libanais quand ils s’adressent au peuple ? Le détail est tellement gros, tellement difficile à rater, que l’on se perd en conjectures sur la signification de l’événement.
Le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, n’a pas attendu pour réagir, en accusant les autorités saoudiennes de dicter au Premier ministre libanais l’acte de sa démission, dans une volonté, a-t-il dit, de poursuivre la politique de rupture des équilibres dans la région.
La thèse du leader chiite, qui exprime la logique de l’antagonisme entre l’axe arabo-sunnite et l’axe qui rassemble l’Iran et ses satellites en Syrie, au Liban et au Yémen - tel qu’il a été réaffirmé et consacré lors du sommet de Ryad le 21 mai dernier -, cette thèse ne nous explique pas pourquoi l’annonce en question a lieu en même temps que le séisme politique provoqué par Mohamed Ibn Salman avec sa purge. Ni pourquoi cette même annonce est présentée dans une forme et un style qui appellent sur elle la dénonciation.
Saad Hariri aurait-il voulu se faire un hara-kiri politique qu’il ne s’y serait pas pris autrement ! Et la diplomatie saoudienne aurait-elle voulu porter atteinte à sa crédibilité en se faisant passer pour une puissance régionale qui piétine le principe de souveraineté de ses voisins qu’elle n’aurait pas trouvé non plus de meilleure option.
Soulignons ici que Saad Hariri avait, le vendredi 3 novembre, reçu M. Ali Akbar Welayati le conseiller diplomatique du Guide suprême, Ali Khameneï : un entretien à l’issue duquel il était sorti d’apparente bonne humeur, au témoignage de tous et comme l’attestent les images de la télévision. Les déclarations qui avaient accompagné cette rencontre avaient une tonalité clairement positive.
Or voilà que le Premier ministre libanais est, pour ainsi dire, convoqué par Ryad et que survient le revirement qui laisse le monde partagé entre surprise et incrédulité : après la rupture avec le Qatar en compagnie des Emirats, de Bahreïn et de l’Egypte, que prépare le royaume des Ibn Séoud en cette fin de 2017, alors que l’Etat islamique en est à ses tout derniers soubresauts et que, d’un autre côté, le processus de paix avec Israël tente de se frayer un chemin dans la discrétion ?
Sommes-nous en présence de manœuvres savamment orchestrées, qui jouent habilement de la perplexité de l’opinion, ou sommes-nous face à de lamentables dérapages d’un régime qui, tout en voulant rompre avec les démons de l’archaïsme religieux, ne peut s’empêcher de retomber dans les maladresses d’un autoritarisme qui dépasse même le cadre de ses frontières nationales ?