La connaissance de la philosophie de Spinoza semble assez incontournable pour quiconque tente de comprendre l’évolution de la psychologie moderne, du point de vue de ses tendances de fond. Pas seulement parce que certains thèmes de sa pensée sont repris dans la littérature spécialisée de notre époque, comme celui de la joie et de la tristesse, mais surtout parce que, à partir de la position cartésienne, celle d’un sujet souverain, assuré de lui-même et conquérant, il va ouvrir une perspective par rapport à laquelle la conscience de soi, de sa centralité en tant que substance pensante, bascule du côté de l’illusion, de l’inadéquation de l’idée par rapport à la vérité des choses…
Freud, avec son concept d’inconscient, n’a rien inventé ! Mais n’allons pas vite en besogne et, dans un souci de conjurer tout amalgame facile, essayons de remettre la pensée du philosophe hollandais dans son contexte.
Spinoza est un cartésien. Il l’est tant qu’il s’agit de prendre à son compte le principe selon lequel il ne faut rien admettre pour vrai dans son esprit en dehors de ce qui est susceptible de résister au doute radical. C’est sans doute la raison pour laquelle il a adopté, dans son œuvre principale – l’Ethique – une démarche en matière de raisonnement qui est celle des géomètres.
Cette démarche est garante que la raison demeure maîtresse de son acte d’adhésion à ses propres propositions, qu’elle ne se laisse pas entraîner contre son gré par la force des mots… destituer en douce par la puissance de l’imagination.
Un départ décalé
Mais la lecture du texte de l’Ethique réserve une surprise dès les toutes premières lignes. Il y est question de Dieu, comme si son existence ne pouvait pas faire l’objet de doute. On se souvient pourtant que Descartes, dans ses Méditations métaphysiques, n’était parvenu à l’idée de cette existence qu’au terme de tout un parcours.
L’existence de Dieu, «démontrée» selon les termes du philosophe français, est ce qui a permis de sortir enfin de la solitude du doute… Mais il avait fallu procéder à une analyse du «je pense», en éprouver la finitude et la faiblesse pour, seulement à partir de là, en arriver à l’idée en moi d’un infini du point de vue aussi bien de l’existence que de la puissance.
Puis, de là, s’est posée au «je pense» la question de savoir si cette idée pouvait venir de moi ou s’il n’était pas nécessaire d’admettre qu’elle vînt d’un être existant en dehors de moi…
Une fois posée l’existence de Dieu, Descartes poursuivait son cheminement de sortie du doute par cette idée que Dieu ne saurait être trompeur, tant du moins que les idées que j’aurais des choses seraient claires et distinctes. Ainsi, libéré du doute, le «je pense», le sujet de la connaissance, pouvait aller à l’exploration du vaste monde pour en découvrir le fonctionnement secret.
Un peu comme un enfant à qui on aurait donné un jouet et qu’on regarderait avec bienveillance en démonter en esprit le mécanisme, sachant que c’est ainsi qu’il en ferait le meilleur usage.
Mais on sait par ailleurs que Descartes a été accusé par certains de n’avoir eu recours à l’existence de Dieu que pour se tirer d’affaire et que, une fois sorti du doute, il ne s’en est plus beaucoup occupé. L’a même écarté de son chemin. Pascal, avec un brin d’excès, a parlé à ce sujet de «chiquenaude» !
Connaître le monde, connaître Dieu !
Le choix de Spinoza est d’accompagner implicitement Descartes jusqu’à la découverte de l’existence de Dieu et de marquer ce moment comme le vrai commencement de sa philosophie à lui. Mais il ne s’agit plus ici de revenir à l’individualité du «je pense» après avoir reçu, auprès de la «véracité divine», la garantie de son existence et de celle du monde extérieur. Pour le philosophe hollandais, Dieu est la seule substance : on ne le quittera plus !
Pas de chiquenaude possible, par conséquent. Mais cela ne veut pourtant pas dire que le projet de connaissance du monde se mue avec lui en une volonté d’adoration du Créateur dans la crainte et le tremblement, loin de là. Et les coreligionnaires — juifs — de Spinoza ne s’y sont pas trompés, qui ont décidé de l’excommunier. Car ce Dieu qu’on ne quittera plus, parce qu’il est l’unique substance dont nous ne sommes que les «attributs», n’est plus le père qui regarde son enfant découvrir le jouet du monde : il est lui-même le jouet.
Un jouet qui est certes à lui-même sa propre cause, un jouet auto-créé si l’on peut dire… Ce qui signifie que l’ancienne opposition entre connaître Dieu et connaître le monde, entre connaissance sacrée et connaissance profane, se trouve abolie : connaître le monde, c’est connaître Dieu !
D’ailleurs, Spinoza règle ses comptes à l’idée d’un Dieu transcendant et créateur du monde : c’est une idée inadéquate, qui suppose à travers l’acte divin de création un manque chez lui à combler, une aspiration à satisfaire. Or la bonne définition de Dieu répugnerait à cette hypothèse : en tant que substance infinie, Dieu ne saurait créer un monde en dehors de lui.
La vérité est qu’il est de toute éternité le monde, et l’intelligence de ce dernier nous amène justement à comprendre sa divinité essentielle. Elle permet en effet de remonter de la «nature naturée» à la «nature naturante» : c’est la même «Nature», qui n’est pas autre chose que Dieu, mais il s’agit pour ainsi dire d’en saisir le principe actif et moteur, l’élément interne qui gouverne.
Or, dans cette configuration des choses, dans ce monde qui n’a plus de vis-à-vis, et où tout découle cependant de la nécessité de Dieu, la liberté de l’homme n’a plus d’autre vérité, pour ainsi dire, que celle d’une erreur de perspective.
Pour Spinoza, la vraie liberté est celle de Dieu, dans la mesure précise où il agit en vertu d’une cause qui ne se situe pas en dehors de lui mais en lui. Il agit conformément à sa propre nécessité. Toute autre conception de la liberté est dénoncée par Spinoza comme le fait d’une ignorance : ignorance des causes qui déterminent en sous-main le moindre de mes choix lorsque je crois me décider souverainement en faveur de telle ou telle action…
Il y a donc tout un univers de causes qui agissent sur ma volonté, au moment même où je crois user de mon libre arbitre, et plus je me crois libre, plus je suis le pantin dont les fils qui me meuvent échappent à ma vue… Même quand le monisme spinoziste aura vécu, cette idée de l’homme jouet de forces obscures demeurera : elle se transformera, mais ne disparaîtra pas !