Nous avons, dans nos précédentes chroniques, octroyé à la sagesse grecque le privilège de représenter le génie des anciens, sur la question en tout cas de la relation de l’homme à la folie dans la cité, à travers la figure d’Oreste par qui, nous apprend Eschyle, la ville d’Argos est libérée de la tyrannie et par qui surtout les contours de la justice qui fixe la relation entre les mortels et les dieux reçoivent une délimitation nouvelle.
Il est important que la pensée moderne, qui s’enorgueillit sans doute à raison de ses avancées en matière d’approche thérapeutique de la folie, garde à l’esprit ce qui a fait la force et la pertinence d’anciennes réponses. D’anciennes réponses qui confèrent à la folie une dimension positive, dans ce que le mal a pourtant de plus sombre et de plus inquiétant…
Mais, dans ce domaine, il paraît difficile de faire l’impasse sur une autre réponse ancienne, dans la mesure où cette réponse est au cœur d’une tradition qui va essaimer dans l’espace méditerranéen, marquer profondément ses différentes civilisations jusqu’à aujourd’hui et dont la première origine est biblique.
D’autant que cette même tradition présente par rapport aux autres traditions anciennes une double différence fondamentale : l’assèchement des dieux, ou le «désenchantement du monde» pour reprendre le titre d’un ouvrage assez connu (Marcel Gauchet, 1985) d’une part et, d’autre part, la possibilité d’une relation directe, de Je à Tu, entre l’homme et Dieu, pour reprendre là encore les termes du titre d’un livre non moins connu, celui de Martin Buber (Ich und Du, 1923).
Cette double différence induit pour la question de la folie la possibilité d’une autre signification positive que l’on doit connaître et à laquelle peut renvoyer le thème chrétien de la «folie de la croix»: une folie qui est conçue comme le comble de la sagesse. Pascal appuiera cette équation paradoxale en faisant valoir les raisons du cœur, qui ne sont pas celles de la raison.
Il convient de distinguer dans la littérature religieuse du christianisme deux intonations distinctes du terme «folie» appliqué à l’événement de la crucifixion de Jésus-Christ. Il y a une première intonation que l’on entend lorsque Saint Paul parle, dans sa première épître aux Corinthiens, de la croix comme «scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes». Le mot sonne ici comme l’équivalent de déraison ou d’égarement.
Or il existe une intonation plus positive. Elle fonde l’existence dans la tradition chrétienne de toute une théologie qui se présente précisément comme une «théologie de la croix» et pour laquelle la folie revêt le sens d’une folie amoureuse de l’homme pour Dieu et, plus profondément, de Dieu pour l’homme (dans la mesure où l’homme Jésus est lui-même Dieu, mais on nous permettra de ne pas entrer ici dans les considérations qui font le propre de la théologie chrétienne)… La folie de la croix, ainsi entendue, renvoie à la folie d’un amour qui traverse la mort et qui sauve de la mort : pas seulement la sienne propre, mais celle de l’humanité entière.
Le détour par le christianisme ne devrait pas laisser croire que cette conception de la folie est absente des autres traditions elles-aussi enracinées dans les origines bibliques. Il y a dans les autres branches de ce vaste mouvement de pensée d’autres formes d’expression de cette folie sacrée, de cette folie mystique, par rapport à laquelle l’expérience de la folie n’est pas seulement le prix à payer pour gagner, ou regagner, le statut d’ami ou d’allié des dieux dans le combat contre le chaos primordial : cela, nous l’avons vu, c’est le message que nous avons dégagé de la réponse grecque à travers le récit d’Oreste…
L’expérience dont nous parlons à présent est à elle-même son propre horizon, n’ayant d’autre but que de rallier le monde au feu qui la dévore. Nul ordre à préserver, à rétablir ou à consacrer, ni dans le vaste cosmos ni dans l’enclos de la cité : plutôt un saint désordre à célébrer et à chanter.
La flamme de cette folie, encore une fois, n’est pas que chrétienne, même si le christianisme semble lui avoir accordé le soutien d’une théologie plus ouvertement tournée vers elle et vers la tâche d’en défendre la voie. Mais sommes-nous tout à fait justes en disant cela ?
Quoi qu’il en soit, l’expérience d’une folie qui devient à elle-même, et à son accroissement, son horizon propre, donne lieu à un autre versant de la folie, qui la place du côté de la perdition, en la coupant de la sagesse. Et là, il est difficile de passer à côté d’un repère, que nous situons également dans la littérature chrétienne.
Nous avons d’autant moins de scrupule à faire ce choix que cet épisode va fonder tout l’arrière-plan de la pensée occidentale, à partir duquel les progrès modernes de la psychiatrie vont plus tard s’affirmer, même si de nombreuses évolutions vont s’interposer. Il s’agit de l’épisode, cité par les trois évangélistes Matthieu, Luc et Marc, lors duquel Jésus chasse les démons… Toute la tradition européenne de l’exorcisme prend racine ici !