Notre propos, depuis quelques semaines, est de montrer en quel sens se comprend l’âme chez les penseurs grecs, de manière à ne pas tomber dans une comparaison absurde quand il s’agit de confronter les approches des uns et des autres, c’est-à-dire des anciens et des modernes, lorsqu’on en vient à l’entreprise de guérir l’âme ou de la «réparer».
Peut-être, nous sommes-nous demandé, l’acception de la notion est-elle tellement différente de part et d’autre des siècles qui nous séparent de l’antiquité grecque que l’entreprise de comparaison en serait vaine.
Mais, en abordant la pensée de Platon sur le sujet, telle qu’elle nous est donnée dans le dialogue du Phèdre, nous avons été mis en présence d’une hypothèse selon laquelle il se pourrait bien qu’il ne puisse pas y avoir de définition humaine de l’âme. Tout au plus un discours qui chercherait à évoquer «ce à quoi elle ressemble».
Il y a, à vrai dire, une sorte d’embarras à ce sujet, dont nous avons fait part, dans la mesure où l’on trouve malgré tout chez notre philosophe une tentative de définition de l’âme mais, l’instant d’après, l’affirmation qu’une définition à proprement parler serait une entreprise divine, qui dépasse les capacités de l’homme… Raison pour laquelle le choix de Platon est de recourir au mythe. C’est ce dernier qui va se charger de nous donner une idée de ce à quoi ressemble l’âme, à défaut de nous dire en quoi consiste précisément sa nature…
Amour de la sagesse et sagesse par l’amour
La chose se complique davantage lorsqu’on considère qu’Aristote, lui, a bien développé une théorie sur le sujet, dans son traité qui porte justement le titre : De l’âme (péri psyché). D’autre part, et en revenant à Platon, on est arrêté par une autre difficulté.
Car on se souvient que dans ce même dialogue du Phèdre, Platon présente un moment, par la bouche de Socrate, un éloge de la folie. Il explique que dans plusieurs domaines de l’activité humaine, la folie l’emporte sur la raison : dans l’art de deviner l’avenir, dans l’art de faire de la poésie, dans celui de guérir certaines maladies de l’âme et, enfin, dans l’amour…
Mais il faut compléter ici : dans cet amour à l’occasion duquel la rencontre des âmes donne lieu à une passion de la vérité. L’érotisme dont il est question est érotisme où l’attirance des corps est elle-même commandée par un mouvement ascensionnel en direction de la vérité des choses. Et, peut-on ajouter, qui n’est ascensionnel que parce qu’il reste sous l’effet de cette folie divine qui a suscité la première flamme.
On est là en présence d’un aspect parfois occulté de la pensée de Platon : la philosophie est amour de la sagesse, mais elle est aussi et peut-être d’abord sagesse par ou à travers l’amour ! Un amour suscité par le divin — dans la folie — et où l’amour de l’autre homme, au sens de l’autre humain, ne se distingue pas de l’amour du divin lui-même. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il existe entre Socrate et ses jeunes interlocuteurs une relation de type érotique, sur la description de laquelle Platon s’attardera dans un autre dialogue : le Banquet !
Le mythe, entre pis-aller et prodige
La difficulté dont nous parlons pourrait s’énoncer de la manière suivante : si la folie d’amour est une folie divine et si, d’autre part, son élan la porte vers la connaissance des choses, l’échange érotique du dialogue n’est-il pas précisément le lieu de ce «discours divin» dont Platon nous dit pourtant qu’il est hors de la portée des hommes quand il s’agit de dire ce qu’est l’âme ? Et le mythe qui survient dans la progression de cet échange n’est-il pas, de son côté, l’expression d’une forme d’inspiration divine ? Pourquoi, dans ce cas, le présenter comme un pis-aller qui nous donne, non pas la vérité de la chose, mais l’aspect seulement de ce à quoi elle ressemble ?
La folie d’amour serait-elle, d’entre toutes les folies, celle où le divin se révèle impuissant à accomplir le prodige ? Nous ne le croyons pas. Il y a chez Platon, au contraire, la conviction que la recherche de la vérité, dans la mesure où elle est portée par la folie — divine — de l’amour, se rend capable de prodige. Le mythe que produit l’échange amoureux n’est pas un pis-aller.
Il est déjà l’écho en retour, la réfraction dans le jeu de l’échange d’une vérité révélée, reçue en don du dieu. Avec lui le «pas encore» de la recherche ascensionnelle se mue d’un coup en le «déjà» d’une vérité à partager, comme on partage un repas. Car ainsi passe-t-elle d’âme en âme : du dieu au maître et du maître au disciple…
La précision de Platon selon laquelle ce qui est donné en fait de définition de l’âme ne relève avec le mythe que d’une simple ressemblance signifie en réalité que la définition en question n’est pas de celles dont on pourrait s’assurer comme d’une prise définitive.
La vérité qu’elle véhicule est toujours à reconquérir selon une démarche qu’on appellerait aujourd’hui herméneutique et qui ne peut en aucun cas se dispenser de cette folie d’amour sans laquelle il n’est pas de sagesse possible. Sa ressemblance par rapport à la vérité est iconique : elle fait signe vers ce qui brûle, au-delà d’elle, et appelle à y faire retour.
Une clé : la sagesse tragique
La transmission de la vérité du dieu à l’homme advient en raison de ce que Platon appelle la réminiscence : ce qui renvoie à l’hypothèse connue de la préexistence des âmes et de leur contemplation des vérités éternelles avant leur incarnation. Encore un discours mythique, en réalité, qui n’est que de ressemblance avec la vérité mais qui met en appétit et qui met sur la voie.
Il nous rend plus palpable la possibilité du partage tel qu’il s’opère dans l’échange philosophique, quand ce dernier se laisse conduire par la folie d’amour.
Si ce que nous disons est vrai, alors il semble que l’entreprise envisagée de se donner un socle de définition propre aux penseurs grecs en ce qui concerne l’âme est une entreprise hasardeuse. En fait de socle, nous aurions plutôt affaire, d’abord à un passage interdit, puis à un chemin d’où le dieu n’est pas absent. En est-il autrement avec Aristote ?
Nous avons suggéré la semaine dernière que la différence qu’il présente avec Platon cache une proximité, et que l’absence chez lui du mythe dans son discours est l’envers d’une sorte de centralité… Cette lecture, qui ne va sans doute pas de soi, rejoint la thèse d’une sagesse tragique chez Aristote, qu’on trouve défendue chez des commentateurs comme le Français Pierre Aubenque ou l’Américaine Martha Nussbaum.
Elle consacre la primauté, comme chez Kant, de la raison pratique sur la raison théorique, de l’éthique sur le cognitif, mais, à la différence de Kant, elle replacerait la raison pratique sous l’autorité du divin contre toute idée d’autonomie morale… L’homme prudent d’Aristote est un lecteur des mythes, dans un sens particulier du mot : un lecteur-herméneute ! Ajoutons enfin une chose essentielle : c’est par l’action qu’il engage son travail herméneutique…
Avant d’entériner cette position, dont la conséquence est, pour ainsi dire, que la définition de l’âme chez les penseurs grecs est qu’il n’existe pas de définition à son sujet, en essayant de mesurer tout ce que cela signifie pour notre entreprise — la confrontation des modernes et des anciens au sujet de l’acception de l’âme — on se devait de ne pas aller trop vite en besogne : d’où ce retour en arrière amorcé par la présente chronique… Aristote, en particulier, a encore des choses à nous dire. Ne soyons pas pressés de prendre congé de lui !