L’écritoire philosophique/Ghazali, ou le glissement du doute vers la foi

Photo

Nous avons montré la semaine dernière que, parmi les philosophes qui ont critiqué l’expérience du doute telle qu’elle est conduite par Descartes, figure l’allemand Husserl, fondateur de la phénoménologie et, accessoirement, professeur de Martin Heidegger. Husserl, avons-nous dit, reprend le cogito et cette reprise ne débouche pas chez lui sur une théologie : elle débouche sur un nouveau projet de connaissance du monde à l’intérieur duquel le doute n’est jamais levé.

Mais ce qui semble à première vue une limitation, au regard en tout cas d’une connaissance qui s’identifie à une «certitude», à une sorte d’adéquation entre l’esprit du sujet connaissant et les choses, s’avère finalement ouvrir la voie d’une exploration féconde. Avec la phénoménologie, on se met à l’école d’une patience face à la chose, à travers ce qui se donne d’elle, mais aussi face à soi, qui recueille cette «donation»… Tout un courant de la pensée du XXe siècle empruntera ce chemin et marquera en même temps un renouvellement important de la philosophie occidentale.

Descartes partage avec le penseur musulman Ghazali une démarche du doute par rapport à laquelle la sortie ou la délivrance se confond avec une découverte de Dieu. C’est cette voie que ne suit pas Husserl. Mais nous avons vu aussi que, chez Ghazali, la découverte de Dieu engage immédiatement une lecture de cet événement particulier, et que cette lecture nous projette d’emblée dans le monde de l’islamité : dans le texte du Munqidh, qui relate l’expérience du doute, un verset du Coran est invoqué à titre d’illustration de ce moment de dénouement et la parole du Prophète est appelée à l’aide pour donner le sens de ce verset. Il est donc difficile de ne pas penser que le doute a été autre chose qu’un artifice, le détour d’une dramatisation autour de sa vie personnelle grâce à laquelle se trouve réaffirmée l’autorité d’un texte révélé — le Coran — et celle d’un Prophète, le messager de l’Islam.

Que faut-il penser de la rigueur philosophique de ce passage qui nous mène de l’enfermement dans le doute à l’entrée dans l’islam et au partage de ses dogmes fondamentaux ? Avant de tenter une réponse à cette question, il convient de souligner un point important, à savoir que si l’expérience du doute débouche sur la foi musulmane, cette foi musulmane se trouve elle-même élargie dans sa signification puisqu’elle renvoie désormais à tout homme qui, engagé sincèrement dans la recherche de la vérité et éprouvant cependant son impuissance à la trouver, finit par s’en remettre humblement à la Providence.

Il eut été intéressant de questionner Ghazali sur la foi musulmane de l’habitant des contrées inconnues et sur la forme qu’elle prendrait en l’absence et du texte coranique et de la figure du Prophète, sachant que dans ces contrées il peut aussi se trouver des hommes que la recherche de la vérité jette dans une inquiétude critique, dès lors que leur esprit alerte leur interdit de s’en tenir aux croyances communes en cette matière et que le doute les envahit au point de ne plus savoir si leur existence même n’est pas un songe.

Cette question, à notre connaissance, ne lui a pas été posée. Trop audacieuse, sans doute, au regard d’une instance théologique qui y aurait vu une attaque impertinente contre les dogmes. Et c’est bien le problème de Ghazali que, s’adossant de trop près à l’orthodoxie sunnite, il met ses opposants parmi les philosophes dans l’obligation de se contorsionner pour lui adresser des critiques. Averroès, ou Ibn Rochd si l’on préfère, a mené dans ce domaine une guerre défensive pour pouvoir administrer ses réponses aux graves attaques de Ghazali contre la philosophie.

C’est ce même état de chose qui fait que, contrairement à Descartes, il est difficile de trouver des philosophes qui ont critiqué son expérience du doute : soit ils appartenaient à l’aire musulmane et la prudence leur dictait d’éviter soigneusement d’aborder ce thème, soit ils n’y appartenaient pas et leurs attaques, ils les réservaient à ceux qu’ils pouvaient atteindre, avec l’espoir de changer l’ordre du débat sur telle ou telle question. Bref, le débat entre philosophes de part et d’autre de la frontière qui séparait le monde chrétien du monde musulman était un débat quasi inexistant, et c’est pourtant celui-là qui aurait pu pousser Ghazali dans ses retranchements.

Mais que Ghazali ait peu fait l’objet d’attaque frontale sur la question du doute et de la rigueur avec laquelle il le conduit à son terme, cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des arguments sous lesquels il ne peut pas tomber. Un premier argument serait le suivant : si l’expérience du doute laisse finalement le jeune Abou Hamid dans un état d’abattement, qu’est-ce qui prouve que ce qu’il pense être une manifestation divine n’est pas une voie de sortie qu’il se donne, une sorte d’illusion salutaire grâce à laquelle son instinct de survie se ménage une issue.

L’état de maladie dans lequel il avoue lui-même se trouver le prédisposerait à une crédulité particulière, un peu comme l’homme diminué par la soif dans le désert qui se met à confondre les effets visuels de la chaleur sur la ligne d’horizon avec des sources d’eau jaillissantes… Auquel cas, loin d’apporter une réponse véritable à l’épreuve du doute, cette manifestation ne ferait en réalité que l’enfoncer dans ce que certains penseurs appellent l’illusion religieuse.
Second argument : Ghazali laisse entendre dans son texte qu’il s’interroge sur ce qui lui arrive quand il éprouve qu’une lumière frappe son cœur. Cette interrogation est en elle-même en accord avec l’expérience du doute.

En revanche, dès qu’il invoque le verset du Coran, il suppose un certain nombre de choses qui ne semblent pas prouvées : l’existence en dehors de lui du texte coranique, l’existence d’un Dieu qui serait l’auteur de ce coup reçu par lui au cœur et l’existence d’un lien de paternité entre ce Dieu et ce texte dont il invoque un passage. On assiste manifestement à un basculement rapide du doute dans la foi.

Troisième argument : si on se place sur le terrain de la foi, et plus précisément sur celui de la foi musulmane, alors on ne peut échapper aux polémiques interreligieuses. Car, une fois qu’on s’est interrogé sur le bien-fondé du passage du doute à la foi, on est en droit de s’interroger aussi sur le bien-fondé du choix de telle foi particulière. Et, tout en demeurant sur le terrain de la philosophie, et sans avoir besoin de prendre parti dans un esprit de prosélytisme, on se demandera comment Ghazali s’acquitte de certaines difficultés que les tenants des autres religions adressent à la foi musulmane. Nous disons cela en soulignant que Ghazali, de son côté, a adressé des critiques, notamment au christianisme, que les tenants de cette religion ne peuvent pas ignorer.

Nous pensons en particulier à ses remarques contenues dans sa Réfutation de la divinité de Jésus-Christ d’après l’Evangile (Al Rad al jamil li ilahiyat Issa bi sarih al Injîl). Il paraît cependant malaisé d’engager le lecteur sur ce terrain. On ne peut que l’orienter en le mettant en garde contre l’esprit querelleur qui a animé nos lointains aînés. Mais ces questions ne doivent pourtant pas être maintenues dans l’ombre.

A titre indicatif, Blaise Pascal, que nous évoquions la semaine dernière en tant que critique de l’expérience cartésienne du doute, compte également parmi les critiques de la foi musulmane qui appuient leur démarche sur un discours cohérent, et cependant véhément. Son attaque consiste essentiellement à mettre en cause l’absence d’enracinement du Prophète de l’islam dans l’histoire juive de l’Alliance, par opposition à Jésus qui, en tant que descendant de David, répond aux prophéties relatives à la venue du Messie…

Que l’on ne s’y trompe pas cependant : notre propos n’est pas de régler des comptes avec qui que ce soit : ni avec Descartes ni avec Ghazali. Le fait de rappeler qu’il existe des critiques ne veut d’ailleurs pas dire que ces critiques sont elles-mêmes à l’abri d’autres critiques. Nous aurons atteint en grande partie notre but si nous avons pu persuader le lecteur que le débat autour de ces questions reste ouvert, qu’il est passionnant et que ses enjeux, bien que peu visibles pour l’homme pressé que nous sommes souvent, sont rien moins qu’énormes.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات