L’horreur est toujours un défi pour celui qui prend la plume avec le projet d’en parler. Car, immédiatement, le risque se manifeste que notre propos pourrait se situer en deçà de son objet, bien en deçà même, et que ce décalage négatif vaudrait pour lui disqualification... C’est pourquoi le journalisme est tenté de prendre le parti d’une sorte d’excès rhétorique, comme pour s’assurer contre cette éventualité.
Le problème est que, comme pour tout excès, à trop se prémunir contre un danger, l’on finit par tomber dans un autre. En l’occurrence l’indécence de se mettre en avant comme orateur par dessus les sacrifiés de la tragédie, par dessus les corps fumants des victimes de tel attentat, par dessus la voix brisée de l’insupportable souffrance de ceux qui ont survécu à un frère, une mère, un fils…
A l’approche de l’Aïd, et durant les semaines passées, l’Etat islamique a multiplié les opérations meurtrières en visant des civils. Il y a eu des carnages à Istanbul et, surtout, à Bagdad. D’autres actions ont été menées ailleurs, en Arabie Saoudite, au Yémen, en Syrie à Hassaké... Partout, la volonté est de tuer le plus grand nombre de personnes. On frappe au hasard des voyageurs et leurs accompagnateurs dans un aéroport, des fidèles au moment de la prière dans une mosquée, des familles en train de faire leurs emplettes dans un marché... Selon une logique qui défie l’entendement, on s’en prend à de pauvres gens, qui subissent eux-mêmes l’état de guerre depuis de longues années, et on sème parmi eux la dévastation du feu et du sang.
Cette stratégie de la terreur a pu recevoir autrefois une explication : une explication cynique, mais une explication. L’idée est que, dans une phase alors ascendante, les idéologues de l’Etat islamique cherchaient, d’une part, à marquer les esprits et à accaparer l’attention de l’opinion internationale et, d’autre part, à exercer une certaine fascination morbide sur une jeunesse tentée par la violence afin de l’attirer dans son giron.
Cette explication était possible dans la mesure où le groupe Etat islamique était alors en expansion territoriale. Aujourd’hui, il perd du terrain sur presque tous les fronts. Ses soldats sont repoussés, pourchassés, humiliés. L’heure n’est plus à la séduction. Tout ce que l’Etat islamique peut encore avoir à offrir à une jeunesse à la dérive et à l’esprit perverti, c’est ce ticket au paradis que cette dernière croit s’octroyer en se donnant la mort et en la donnant à autrui : une idée monstrueuse qui est le fruit d’une indigence théologique dont il faudra bien sonder un jour les causes.
Mais quelle est la valeur de ces «attentats-suicides» contre des civils sur le plan militaire ? Est-ce qu’ils permettent de redonner un quelconque avantage à ceux qui les commettent ? Il est clair que c’est le contraire qui est vrai: ces opérations ne font que grossir les rangs de tous ceux qui nourrissent une haine féroce contre l’idéologie de leurs initiateurs. Ils aggravent leur encerclement. Ils condamnent la partie qui les organisent à être pour l’avenir un clan de bêtes traquées, partout où ils se trouvent.
Bref, ces actions relèvent plus du sursaut irrationnel que de la stratégie. Elles montrent enfin que, au fond du projet que se donnent les jihadistes de l’EI, il y a une folie meurtrière qui est sans doute une des pathologies de notre temps. Cette pathologie a trouvé sur l’islam, et sur les déficiences intellectuelles de sa théologie, un terreau propice. (En dépit de toutes ces déficiences graves, la relation à l’islam n’est pas autre chose que la relation du parasite à l’égard de l’organisme dont il dépend. Et la responsabilité de l’islam, qui est réelle, qui est incontestable, n’excède pourtant pas le fait de tolérer que son organisme puisse être colonisé par de tels parasites.)
Si l’Etat islamique relève donc, au fond, d’une pathologie moderne, cela signifie qu’à côté de la réponse militaire, il faut aussi lui opposer une réponse thérapeutique, à la fois préventive et curative. Il convient pour les pays où la menace est présente de développer un antidote dont l’efficacité est sans cesse à améliorer. Cette réponse médicale ne remplace pas la réponse militaire : qu’on ne lui impute pas cette naïveté de façon injuste. Elle la complète, dans la mesure justement où la réponse militaire se révèle être inappropriée quand il s’agit de faire face à une forme de dérèglement, de folie meurtrière qui échappe à toute logique.
La défaite de l’Etat islamique, à laquelle on assiste globalement sur le terrain, ne va pas mettre un terme à la menace, dans sa dimension pathologique. Il y a même un risque de dissémination du mal, de métastase. On peut toutefois espérer que les pays se dotent, chacun pour son propre compte et à travers une coopération élargie entre eux, des moyens de lutte appropriés. Ces moyens sont militaires, parce que la menace, si elle venait à disparaître, peut toujours resurgir. Ils sont aussi thérapeutiques et, à ce niveau, ils requièrent le développement d’un savoir-faire qui est en grande partie à inventer.
Mais ils engagent une autre compétence encore, qui consiste à savoir comment on joue de la manière la plus intelligente entre les deux différentes réponses, sachant que pour ce qui est de la réponse thérapeutique, il y a aussi des actions à développer à plusieurs niveaux, puis à coordonner entre elles, que ce soit au niveau de l’éducation, de la culture, de la justice, de l’action politique…
L’immunité à renforcer par rapport à cette maladie moderne qui a montré par le passé et qui continue de montrer son extrême virulence demeure un grand défi des nations pour les décennies à venir. Car nous sommes face à des pathologies d’un genre nouveau et que nombre de gestes, chez nous, par lesquels nous croyons pouvoir éradiquer, ne font souvent que renforcer les causes. Or l’art médical proscrit, lui, de tels gestes. Ses progrès, dont chaque drame nous rappelle l’urgence, exigent que l’on ne permette que ce qui circonscrit le mal, que ce qui guérit…