Philosophie et psychanalyse /// L’option empiriste et son contexte historique

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Des considérations politiques doivent parfois être invoquées pour mieux comprendre certaines évolutions de la philosophie, quitte à rester prudent et ne pas tomber dans l’opinion selon laquelle les œuvres philosophiques ne seraient que le produit d’une époque… L’histoire de la philosophie n’est pas une histoire des idées et, dans leur ultime vérité, les époques elles-mêmes sont davantage filles de tournants philosophiques que l’inverse…

Pour autant, on aurait tort d’ignorer l’influence de certains faits historiques…

Dans le monde arabe, par exemple, on risque d’être entraîné dans de fausses idées au sujet de l’essor de la philosophie dans l’Espagne du XIe siècle si on oublie que l’Andalousie a vécu en dehors de la tutelle de Bagdad et de l’ordre ash’arite qui régnait au sein de l’empire abbasside.

L’activité philosophique se développe toujours à la faveur d’un relâchement de la censure, mais elle peut aussi être encouragée quand le pouvoir politique local trouve un intérêt à ce qu’une indépendance intellectuelle soit affirmée, parce qu’elle y voit une manière de se prémunir contre le risque d’une tutelle venant d’un pouvoir étranger.

Cet exemple suggère un parallèle possible avec l’Europe du XVIIe siècle, en laquelle le Royaume-Uni a marqué son indépendance par rapport à l’autorité théologique de Rome. Le schisme anglican date de 1534.

Si l’on revient en arrière aux découvertes astronomiques ayant marqué la vie intellectuelle européenne à l’époque de la Renaissance, avec les figures de Copernic (1473-1543) et Galilée (1564-1642) notamment, on observe que la façon dont la philosophie européenne y répond va donner d’elle un double visage : un visage continental par rapport auquel Descartes (1596-1650) représente la référence centrale et inaugurale, et un visage britannique qui s’affirme de façon plus progressive à travers des noms comme Francis Bacon (1561-1626), Thomas Hobbes (1588-1679), John Locke (1632-1704) ou David Hume (1711-1776). Ces deux visages donnent lieu à une opposition dans la conception de l’expérience de la connaissance : le rationalisme et l’empirisme !

Contorsions théologiques

Nous avons vu précédemment comment la proposition cartésienne se développe en Europe (continentale) à travers des tentatives dont on peut dire qu’elles cherchent toutes à sauver l’idée de Dieu, quitte à lui assigner une fonction théologique complètement étrangère à celle qui fut transmise par la tradition.

Dieu devient «vérace» chez Descartes, en ce sens qu’il atteste de son autorité les vérités scientifiques auxquelles nous avons affaire. Il est, pour ainsi dire, réquisitionné pour jouer le rôle de «censeur positif», contre l’Eglise qui, elle, chercherait à lui conférer un rôle de censeur négatif en condamnant les découvertes scientifiques qu’elle juge contraires aux dogmes.

Il est, avec Spinoza, la nature elle-même, de telle sorte que connaître celle-ci, c’est connaître la vraie nature de Dieu. Il est, avec Leibniz, le garant de l’harmonie universelle, dans sa structure logique, à laquelle il ajoute cependant le choix du meilleur parmi une infinité de possibles… De sorte qu’on ne peut véritablement éprouver la bonté de Dieu sans, là encore, connaître le monde dans son harmonie, c’est-à-dire par la raison.

En effet, la réalité du meilleur n’apparaît qu’à travers l’aperception du monde comme monde possible, parmi d’autres. Or le monde comme seulement possible est un monde tissé de nécessité que seule la raison peut appréhender!

On voit cependant que, dans la mesure où il rétablit d’une part l’importance de la bonté divine dans l’acte de création du monde et où, d’autre part, en consacrant l’ordre de la nécessité, il rompt avec l’idée de causalité externe, Leibniz amorce un mouvement de repli par rapport à la conception mécaniste du monde qui prévaut chez les physiciens et les astronomes.

C’est ce même mouvement qui va trouver un écho à travers ce que nous avons appelé l’insurrection de Rousseau, chez qui la bonté de Dieu s’émancipe en quelque sorte de toute «obligation logique» dans la construction du monde…

Avec Rousseau commence en revanche une critique du savant, à partir d’un point de vue moral. Le philosophe genevois reprend à son compte, en quelque sorte, la méfiance de l’Eglise à l’égard des audaces de l’activité scientifique, mais en la reformulant à partir d’une conception qui est celle d’un Dieu coupé aussi bien de l’institution ecclésiastique que de tout texte révélé. Nous sommes désormais en présence d’une théologie naturelle qui entend rétablir la loi du cœur contre celle de la raison scientifique des savants…

C’est toute cette évolution de la philosophie européenne qui connaît une tournure toute autre au Royaume-Uni dans le contexte d’un pays ayant rejeté l’autorité de Rome et n’obligeant pas ses intellectuels à des contorsions théologiques pour légitimer l’acte de fondation de l’activité scientifique…

Sous la protection de la couronne de sa Majesté, qui dirige elle-même l’Eglise anglicane, les philosophes soucieux de cette fondation ont d’autres préoccupations que celles de complaire au clergé. Leur souci, s’il était possible de le résumer en une formule lapidaire, est de prévenir l’activité scientifique contre tout «errement métaphysique» et, dans le même temps, de lui conférer une vocation morale par son utilité au genre humain.

L’hypothèse survivante

La psychologie qui va s’insérer dans ce contexte «anglo-saxon» va pouvoir se libérer de certaines difficultés de base, telles qu’elles nous sont apparu, aussi bien avec Descartes qu’avec Rousseau. Rappelons-les : comment l’âme, qui se définit comme substance pensante et sujet connaissant, peut-elle se proposer elle-même comme objet de la connaissance sans commencer par se dépouiller de ce qui fait son essence et se dénaturer en se plaçant du côté de la substance étendue ?

Et, d’autre part, si on conteste que l’âme soit essentiellement une substance pensante, si on considère qu’elle est d’abord quelque chose qui sent, comme fait Rousseau, comment s’assurer qu’elle soit encore capable de connaissance, capable d’un discours vrai et vérifiable sur les objets qu’elle se propose à son examen critique d’une façon générale, et sur cet objet qu’est l’âme humaine en particulier ?

Cette double impasse est évitée si on se contente de considérer que le rôle du philosophe n’est ni de défendre le savant, quant à ses prétentions à la vérité, face à l’autorité de l’Eglise ni de le remettre en accusation face au tribunal d’une nouvelle théologie — une théologie naturelle —, mais seulement d’organiser son activité de telle sorte qu’elle demeure toujours soumise au critère de l’expérience, de la confrontation avec la réalité matérielle donc, et qu’elle serve d’autre part l’intérêt public — tel qu’il s’accorde avec l’intérêt de sa Majesté, pourrait-on cependant ajouter avec une note de soupçon.

Débarrassée des difficultés que nous avons rappelées, la philosophie anglo-saxonne va créer les conditions d’une psychologie empirique, dont l’ambition sera de tirer sa légitimité de ses résultats, en termes de meilleure connaissance des comportements humains et de leurs ressorts, mais aussi de mise en œuvre de réponses toujours plus adaptées aux exigences de la vie sociale…

Comme pour n’importe quel problème de physique, la méthode consiste à proposer une hypothèse et de voir comment elle résiste à l’épreuve des faits, mais aussi à celle de la concurrence d’autres hypothèses… La vérité sera modestement, et temporairement, celle de l’hypothèse survivante.

Mais, estiment les philosophes empiristes, il ne faut pas espérer davantage, car la prétention à une vérité absolue, c’est la porte ouverte aux illusions de la métaphysique.

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