Philosophie et psychanalyse //// L’âme éprise, du sacrifice à l’éclat

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L’âme se révèle à l’épreuve de l’autre âme… Sans cette présence, sans cette différence qui l’interpelle depuis une étrange parenté, la conscience de soi n’advient pas et ce qui est en cause avec l’âme, en tant qu’événement, reste comme en attente.

Mais cette épreuve de l’autre âme ne correspond-elle pas à une adaptation, voire à une conformation, plutôt qu’à une révélation ? Une certaine conception de l’éducation voudrait par exemple que, vu à partir de l’enfant, l’autre puisse incarner la norme sociale et que, par conséquent, l’épreuve de l’autre ne soit qu’une façon d’intégrer cette norme moyennant un processus dialectique de résistance et d’acceptation.

Cette façon de voir les choses suppose donc qu’il existe une âme avant toute relation à autrui mais que son mode d’être, lui, en vienne à subir des modifications du fait des interactions avec l’extérieur, et en particulier avec d’autres âmes en tant qu’elles représentent des instances d’autorité.

Mais une objection serait de faire remarquer que l’intégration de la norme correspond à une phase de la vie de l’âme, suivie par d’autres au cours desquelles la norme intégrée peut être contestée ou corrigée. Ce qui signifie que l’autorité au nom de laquelle la norme a été intériorisée peut être repoussée et suspendue.

A partir de quoi va-t-elle l’être ? D’une autre autorité, bien sûr. Mais d’où viendrait cette dernière ? Si l’âme la tire d’elle-même, et que celle à laquelle elle s’est soumise en premier n’a fait que servir de catalyseur — ce qui paraît assez évident —, alors on en vient à l’idée, finalement, que l’âme n’a besoin de l’autre âme qu’à titre de choc révélateur. Et qu’en réalité l’essentiel de sa révélation à elle-même lui vient de ses propres ressources, de sa propre énergie. Il faudrait donc en conclure que la place qu’on accorde à l’autre âme dans le processus de son advenue serait excessive, parce qu’elle confère le statut de cause à ce qui n’est qu’occasion, à ce qui n’est que simple déclencheur.

Si on considère en revanche que c’est de l’extérieur que l’âme tire sa nouvelle autorité, cela pose le problème de la capacité de choisir entre telle autorité et telle autre, et renvoie finalement à une instance interne qui joue le rôle de juge ou d’arbitre. On retombe donc dans le premier cas de figure. Et la même remarque s’impose d’une confusion entre l’occasion et la cause, entre le «ce sans quoi on ne peut pas» et le «ce par quoi on ne peut pas ne pas» !

Quand l’autre, c’est l’Autre

En somme, l’explication qui voudrait s’appuyer sur la notion d’adaptation ou de conformation dans la révélation de l’âme au contact de l’autre âme ne ferait que nier le pouvoir de la rencontre dans le processus de révélation. En voulant réduire ce pouvoir à une action sur le mode d’être, elle le détruit tout à fait, de sorte qu’il n’y a plus rien à expliquer : l’âme n’a finalement pas besoin de l’autre âme en tant qu’âme mais seulement en tant que force adverse contre laquelle elle va manifester sa puissance à se révéler elle-même par elle-même !

Et il se pourrait bien d’ailleurs que, comme pour la monade leibnizienne, le choc de l’âme avec l’autre âme ne produise qu’un effet purement illusoire : un effet dont la réalité ne s’imposerait à notre faible intelligence que pour cette raison que nous ne voyons pas de quelle façon l’âme tire entièrement de son propre fond tout ce qu’elle devient, à l’image bien connue de la graine qui se fait arbre, qui libère en elle-même l’arbre qu’elle contient en puissance.

Bref, cette objection nous dirait qu’une explication qui détruit complètement ce qu’elle est censée expliquer – même si c’est à son insu – ne saurait être une explication. Mais limiter le rôle de l’autre âme au niveau du mode d’être de l’âme, plutôt que de l’âme elle-même dans la profondeur de son être, c’est en réalité passer à côté de ce qui est en question.

On peut d’ailleurs faire observer que l’autre n’est pas nécessairement un être fini, dépositaire d’une autorité contre laquelle mon âme s’insurgerait dans un deuxième temps. Il peut être un être infini. On peut avoir sur l’existence de Dieu toutes les réserves qu’on veut, on ne peut s’interdire de faire droit à l’expérience d’un Autre dont la présence échappe à toute définition et à toute assignation.

Or, cette expérience, si on veut bien y prêter attention, est celle qui, au lieu d’offrir le lieu d’une résistance au contact de laquelle l’âme pourrait se raidir ou rebondir, ouvre plutôt l’espace en lequel l’âme se perd par manque de prise, s’abandonne, se désiste d’elle-même sans pour autant s’abîmer.

Face à l’Autre, l’âme ne se perd pas en une part d’elle-même pour résister en une autre : elle se perd entièrement. Rien ne peut la retenir. Ou alors il ne s’agit pas à proprement parler de l’Autre, mais de son simulacre, d’une idole quelconque : la divinité de Dieu advient précisément quand l’âme se donne toute entière !…

De sorte qu’en se survivant à elle-même, en revenant de l’infini auquel elle s’est livrée, c’est toute entière aussi qu’elle se révèle à elle-même. En ce sens, l’âme advient toujours dans l’élément de sa propre résurrection.

Inconnaissable resplendissement

Et ce qui est nécessaire face à l’Autre avec un grand A est possible face à l’autre avec un petit a, dès lors que l’épreuve qu’en fait l’âme est celle de l’amour. L’amour, en effet, ouvre de l’infini dans l’âme de l’autre, de telle sorte qu’il devient possible de s’y perdre…

Nous sommes ici dans le scénario d’une expérience abrahamique de l’âme : une expérience à travers laquelle l’âme se révèle à elle-même à la faveur d’un sacrifice absolu. C’est ce qui est exprimé dans le langage religieux par l’idée de «fils unique». Le sacrifice du fils unique n’est pas le sacrifice d’un autre homme auquel on se trouve très attaché, c’est le sacrifice de ce qu’il y a de plus cher au cœur de soi…

Il n’y a plus rien à sacrifier pour l’âme quand elle a sacrifié son «fils unique». Or, si le récit des Ecritures fait de ce sacrifice un épisode particulier de la relation entre l’homme Abraham et Dieu, il importe de relever que la révélation de Dieu signifie pour l’âme de l’homme en général, en guise de réponse constante, sacrifice de soi, sacrifice du tout de soi.

Il y a une révélation de Dieu à l’âme et il y a une révélation de l’âme à elle-même dans la mesure où ce sacrifice de soi par quoi elle répond à l’événement de la révélation divine, au lieu de donner lieu à son extinction, donne lieu au contraire à son resplendissement.

Or, un tel resplendissement n’est pas quelque chose qui s’ajoute à une âme qui aurait subsisté, qui aurait échappé au fer et au feu du sacrifice : il est l’âme elle-même, telle qu’en son éternité, surgie du néant.

Il est clair que l’expérience de la révélation de l’âme à elle-même est complètement étrangère ici à toute psychologie «introspective», à tout savoir dont l’objet serait l’âme elle-même et qui pourrait s’élargir et s’approfondir…

L’âme en réponse, qui advient chaque instant sur le mode de la résurrection, est trop éprise pour s’intéresser à cette chose dont elle est sûre, par ailleurs, qu’elle n’a aucune consistance, aucune réalité, en dehors de l’acte créateur de Dieu — son «essence» !

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