L’écritoire philosophique/Et si on parlait réforme linguistique…

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Les parlers régionaux respirent la terre. Ce sont les patois. On dit «patois» pour insister sur leur originalité, leur résistance à une langue officielle et dominante. Et «dialecte» pour marquer davantage l’idée de diversité à l’intérieur d’un même ensemble linguistique. Le Tunisien, par exemple, est un dialecte arabe quand on le situe dans la vaste carte des pays arabophones, mais on peut aussi y voir un patois dans la mesure où, par sa façon d’être parlé, il exprime l’enracinement dans une terre. En tant que tel, il a en particulier son propre «accent», qui est justement la musique de sa terre... Et en tant que, tel il peut également être perçu comme un parler ou un idiome qui s’affirme face à des langues venues d’autres terres, et qui prétendraient jouer un rôle du point de vue de l’identité linguistique du pays.

On voit donc que la notion de patois est relative. Car, pour prolonger l’exemple évoqué, nous savons qu’à l’intérieur même de la Tunisie, il y a différents patois, qui perdurent malgré une politique d’uniformisation linguistique dont l’école et la télévision ont été les principaux vecteurs. Vus de loin, on pourrait leur attribuer des frontières séparant de larges zones territoriales. Le connaisseur distinguerait des différences lexicales et d’intonation, des prononciations particulières. Or, à l’intérieur de ces mêmes zones, il est encore possible de distinguer des nuances encore plus fines... D’un village à un autre, d’un versant de montagne à un autre, certaines nuances se laissent débusquer par une oreille plus attentive.

A l’image de ce qui a été fait dans de nombreux pays par souci d’homogénéisation de la population et de modernisation du pays, on a assisté en Tunisie, après l’indépendance, à une politique d’uniformisation linguistique, qui passait aussi par une certaine dévalorisation des parlers régionaux, caricaturés dans les médias sous la forme de parlers primitifs, frustes, grossiers. Ce qu’on appelle la «derja» (langue courante ou commune) est le produit de cette politique d’uniformisation, à partir du parler tunisois, dans la mesure où ce parler a été celui d’une élite intellectuelle et d’une culture des familles bourgeoises de la capitale et de ses environs.

Le problème de la derja est qu’elle va être très rapidement concurrencée par un arabe plus oriental ainsi que par la langue française. Face au poids de l’héritage de ces deux langues, elle va avoir du mal à s’affirmer et à imposer son propre territoire. Dans l’administration, au lieu de la derja, on va recourir à un bilinguisme arabo-français. Dans l’école et dans l’université, ce vide laissé par la dimension locale de la langue va donner lieu, non pas à une conjonction ou une juxtaposition des deux langues, mais plutôt à une guerre des langues.

Arabisants et francisants vont se vouer parfois une haine féroce, une haine qui va s’assouvir en allant puiser dans le registre de polémiques anciennes et qui dépassent largement le cadre de nos frontières : à travers cette guerre des langues, ce sont des systèmes de pensée qui s’affrontent dans un combat de survie.

Cantonnée dans la sphère de l’oralité et du domestique, la derja va remplir une fonction sociale de communication au quotidien et d’affirmation identitaire, mais toujours avec cette charge plus ou moins accentuée de mépris en direction des parlers régionaux. Elle échoue à donner lieu à une littérature. La chanson arrive à la rescousse mais ne donne des sonorités puissantes que lorsqu’elle renonce à tourner le dos aux mélodies de nos patois. Le théâtre lui ouvre des portes, mais il ne s’y produit aucun miracle. A part cela, elle reste à l’écart des activités scientifiques et, enfin, de la poésie et de la philosophie…

Peu de gens font le constat d’un désastre aussi démoralisant. On préfère passer sans voir. La derja aurait pu donner lieu à une langue comme l’a fait le français, qui est à l’origine le parler de la région parisienne (Île de France), ou l’espagnol, dont l’ancêtre est le castillan. Elle aurait pu, à la faveur d’un pouvoir d’assimilation, se dresser face aux langues existantes en incorporant ce dont elle a besoin pour le ressortir hardiment estampillé du cachet de son génie et de son ambition de dire le monde — et au monde — en parlant à partir de son sol.

Au lieu de cela, elle se replie sur le terrain du coutumier, dont elle devient comme le parc protégé ou le musée. Mais, même là, elle subit les intrusions dominatrices du français et de l’arabe «littéral», ou international, et maintenant de l’anglais aussi. De sorte que, défenseur prétendue de l’identité, elle n’en défend plus qu’une version complètement abâtardie : le poussiéreux de nos vieilloteries de langage s’y mêle au fatras de nos emprunts les plus anarchiques, qui signent un état de viol permanent.

On ne sait si les initiateurs du projet avaient conscience de la difficulté de la tâche. Car, à la différence du français et de l’espagnol, la langue tunisienne, dans sa version derja et «tunisoise», avait à relever trois défis.

Premier défi : réaliser en son sein la synthèse de deux langues issues de familles totalement différentes, l’une sémite, l’autre «indo-européenne» comme disent les spécialistes et, en tout cas, latine.

Deuxième défi : affirmer sa propre modernité face à une langue, le français, dont la modernité est une vocation outrancière, au point que, selon Rousseau, elle en a perdu tout sens de la prosodie, tout lien avec la terre. On peut chanter en français, mais le français ne chante pas. C’est une langue qui parle le scalpel à la main.

Troisième défi : marquer sa différence par rapport à une langue, l’arabe, qui a mis tout le poids du religieux au service de sa prééminence, de sa domination hégémonique sur des terres dont elle n’est pourtant pas issue. Les prétentions de la «francophonie» à prendre racine lui servent d’ailleurs de prétexte pour rappeler toute l’étendue de sa jalouse prépondérance.

Ce triple défi signifie que la construction d’une langue tunisienne — dont la derja n’est donc qu’un projet inabouti et plutôt avorté — est une entreprise à recommencer sur de nouvelles bases. Des bases plus ambitieuses, qui se donnent l’assise d’une terre plus large à travers un amour retrouvé de ses intonations régionales. Mais qui se donne aussi une implantation plus profonde dans le passé lointain, très lointain, afin de créer en son sein l’espace vaste où se marient de façon heureuse et prodigieuse les différences les plus éloignées...

Nous n’aurons pas de grande poésie en dehors de ce projet et seule sera grande, dès maintenant, la poésie qui appelle à ce projet, qui fait chanter les prémices de cette langue à venir.

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