Philosophie et psychanalyse /// De Platon à Aristote : identité et différence

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Pour les penseurs grecs, l’âme, la psyché, est une notion autant psychologique que cosmologique… L’âme qui siège dans l’homme, par quoi chaque homme est cet homme singulier qu’il est, a elle-même son siège en dehors de lui.

L’attention à sa réalité nous attire vers cette sphère de ce qui meut sans être mû, du «moteur immobile» qui définit en dernier recours l’âme du monde. Vivre, exister durant le temps qu’il nous est imparti de passer sur terre et sous le soleil, c’est «donner corps», par notre corps, à cette âme universelle qui anime tout dans le monde.

Et l’illusion d’une âme qui serait indissociablement attachée à notre personne, c’est ce que la mort vient dénoncer quand elle nous montre ce qu’est le corps d’un homme quand l’âme l’a abandonné, l’a déserté… C’est pourquoi l’enseignement d’un Platon, par exemple, c’est qu’un homme vivant selon la vérité de son âme, c’est un homme qui s’attache à entrer dans le ressouvenir de ce que fut son âme avant d’être prisonnière de ce corps-ci.

Par le ressouvenir, il la libère et se met en accord avec sa vocation, qui est de contempler les réalités supérieures. Mais une fois libérée à sa vocation, l’âme est-elle encore plurielle comme elle l’est lorsqu’elle est maintenue dans les limites d’un corps ? N’est-il pas évident que ce mouvement de retour à son origine est en même temps ce qui va lui redonner son unité, de sorte justement que l’âme de chaque homme retrouve sa parenté intime et essentielle avec l’âme de tous les autres êtres, et avec celle du monde ?

Aristote, qui fut comme chacun sait, l’élève de Platon — indocile élève, certes — n’a pas suivi en toute chose la vision de son maître. Puisqu’il ne cessera de lui reprocher de négliger ce miracle de l’union d’une matière et d’une forme, ce miracle du composé par quoi une puissance devient acte. L’acte de l’âme qui fait que tel corps qu’elle habite est vivant, vivant parmi les vivants, s’oppose pour ainsi dire à la nostalgie de l’âme platonicienne qui, elle, ne retrouve la joie de vivre qu’en s’abreuvant à la source dont elle provient.

Une divergence exagérée ?

La rencontre chez Aristote entre une matière et la forme qu’elle reçoit et à laquelle elle accède, cela fait âme — comme on dirait de telle occurrence qu’elle fait événement — et cela ne se laisse pas noyer dans l’âme universelle.

Au contraire, l’âme universelle est riche de sa diversité : au contact de la matière, elle se convertit en une multiplicité de jaillissements «psychiques». Et c’est en faisant honneur à la jonction qu’elle anime, et seulement à partir de cette posture que l’âme se laisse emporter ensuite dans une danse qui peut l’entraîner jusque dans la contemplation des réalités éternelles et qui, ainsi, lui fait rejoindre l’unité cosmique…

Son mouvement n’est pas de retour vers un pays d’origine, car elle habite pleinement le composé matière-forme dont elle est la vie et l’accomplissement. Mais, précisément, le sens de cette habitation est de rejoindre la grande farandole des vivants — entre humains, animaux et végétaux.

Ce qui suppose au préalable que l’âme s’ouvre à la connaissance de cette diversité : et c’est ce à quoi appelle Aristote dont nous disions que sa démarche est celle de l’entomologiste. Car il y a une science de ce qui est multiple et changeant — contrairement à ce qu’enseigne Platon —, même si c’est toujours pour y viser l’unité : la science, nous dit Aristote, est science de l’universel. De ce qui est universel dans la multiplicité et la dissémination du particulier !

L’attention à la diversité en dehors de soi a pour l’âme un pendant en termes d’attention à la diversité à l’intérieur de soi. Car l’âme de l’homme, qui, par l’un de ses aspects est intellect, ou âme cognitive, par d’autres aspects, est âme sensitive – qui est partagée avec l’animal — et âme végétative — que nous avons en commun avec la plante.

Autrement dit, l’âme de l’homme est bien une en tant qu’elle est «acte d’un corps organisé» mais, dans son unité, elle est diverse en ce qu’elle manifeste des zones de parenté avec d’autres êtres, par quoi elle révèle son ancrage dans ce qu’on appellerait le «règne du vivant», dans toute l’étendue de ses manifestations, aussi bien animales que végétales. C’est lourd de tout le poids de cette parenté avec les créatures terrestres, à quoi elle s’ouvre dans un mouvement qui est à la fois de curiosité et de sympathie, que l’âme gravit l’échelle qui la conduit vers la ronde divine des astres dans le ciel, en direction et autour du moteur immobile qu’est l’âme du monde.

Cet écart entre la conception platonicienne et la conception aristotélicienne au sujet de l’âme marque très certainement l’espace d’où la réflexion philosophique a tiré l’occasion de se constituer pour des siècles son propre territoire. Et cela a peut-être durci une divergence dont on voudrait se demander ici si elle n’est pas exagérée.

Les deux ouvertures du discours platonicien

Ce qui nous fait penser cela, c’est qu’il existe une autre différence entre les deux penseurs et cette seconde différence, au lieu de s’additionner à la première pour l’aggraver, la neutralise au contraire, au moins dans une certaine mesure… Que voulons-nous dire ?

D’abord, que la différence entre les deux auteurs se rapporte au mode que chacun utilise pour exposer sa conception. Chez Platon, il y a un mouvement dialectique en vertu duquel la vérité qui se manifeste est toujours le fait d’un consensus entre deux interlocuteurs ou plus… Elle est ce consensus : moment de rencontre et d’accord entre deux âmes au sujet de ce qu’est une chose… En l’occurrence, l’âme elle-même, puisque c’est d’elle que nous parlons !

Mais ce mouvement dialectique comporte un autre niveau, qui concerne le passage alterné du discours théorique au discours mythique. On ne doute pas que sur cette question, de fort savantes dissertations aient été écrites par les spécialistes de Platon, et notre propos n’est pas de leur disputer leur autorité, mais il nous paraît évident que l’alternance entre ces deux discours a une signification positive.

Elle renvoie à la nécessité pour le discours humain, qui s’ouvre à la dimension dialectique de l’échange avec l’autre homme dans sa recherche de la vérité, de s’ouvrir aussi à la dimension divine. Car, traditionnellement au moins, les mythes sont des propos inspirés par les Muses, qui sont elles-mêmes de nature divine ou au service des dieux.

Platon, c’est vrai, se méfie des poètes et se montre capable de prononcer des mots durs contre leurs récits, comme il le fait dans le livre X de la République. Mais il ne tourne pas du tout le dos, au contraire, à cette possibilité pour le discours humain de se laisser irriguer et féconder par un discours qui vient d’ailleurs et qui fédère: le discours mythique.

Lui-même y a recours de nombreuses fois dans ses dialogues. Mais ce n’est pas tout. De grands moments dialectiques, au sens d’échanges qui mettent en présence deux âmes humaines, peuvent être aussi des moments de grande inspiration, comme lorsque Socrate se met à parler en s’adressant à un dieu et en se plaçant aussi sous son autorité. C’est le cas avec la «Palinodie», que nous avons évoquée il y a deux semaines : un discours adressé au dieu Eros, et que le dieu Eros inspire, selon une logique de la boucle !

Nous verrons la prochaine fois ce qu’il en est de la forme du discours d’Aristote, et de quelle façon cette forme peut atténuer la différence qui existe entre sa conception de l’âme et celle de Platon.

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