L’écritoire philosophique/Pour un apprentissage «hospitalier» de la langue

Photo

La question de la langue, dans sa relation au poète, nous transporte aux premières heures de l’humanité, en cet instant où la parole proférée est déjà langue, est déjà communion de l’homme avec l’autre homme face au monde, qu’il convoque et face auquel il se présente… Cette étrange rencontre, qu’il est donné à l’enfant que nous avons été de tirer des profondeurs du passé et de revivre, marque en effet l’entrée en scène de l’aventure humaine : il y a un moi et il y a un autre. Il y a un nous que rassemble l’écho singulier d’un appel, d’un appel qui nomme le monde et qui, le nommant, ouvre l’espace de sa présence…

Mais la question de la langue, cela peut aussi être d’une brûlante actualité. Dans un texte que les hasards heureux des publications sur les réseaux sociaux ont imposé à notre attention, en voici un qui illustre cette actualité. Il est extrait d’un ouvrage de Jacques Derrida (1930-2004) intitulé De l’hospitalité : «La question de l’hospitalité commence là : devons-nous demander à l’étranger de nous comprendre, de parler notre langue, à tous les sens de ce terme, dans toutes ses extensions possibles, avant et afin de pouvoir l’accueillir chez nous ? S’il parlait déjà notre langue avec tout ce que cela implique, si nous partagions déjà tout ce qui se partage avec une langue, l’étranger serait-il encore un étranger et pourrait-on parler à son sujet d’asile ou d’hospitalité ?».

Pour les besoins de l’intégration dans les sociétés d’accueil, les réfugiés auxquels on offre aujourd’hui l’hospitalité en Europe sont soumis à des tests linguistiques. Ce qui, en un sens, paraît bien compréhensible. D’autant plus compréhensible que l’ignorance par le réfugié de la langue de son pays d’accueil se traduit généralement par des situations de marginalité qui peuvent évoluer ensuite en délinquance et en violence. C’est fâcheux pour le pays d’accueil, dont la quiétude et la bonne organisation se trouvent troublées, mais c’est également fâcheux pour l’étranger qui risque fort de s’exposer au contre-coup de la loi et de ses sévérités à l’égard de tout écart commis contre l’ordre habituel du vivre-ensemble. Bref, il est toujours possible de faire-valoir que, pour les besoins de l’hospitalité elle-même, il est normal et souhaitable que la personne étrangère adopte la langue du pays qui le reçoit.

On voit pourtant que ce niveau d’hospitalité à l’égard de l’autre n’est pas le seul. On peut aussi s’aviser qu’une telle conception de l’hospitalité risque de jouer un rôle d’occultation par rapport à un niveau plus essentiel. Car s’ouvrir à la différence de l’autre est une exigence fondamentale de l’hospitalité, or cette différence ne se conçoit pas en dehors de la langue. Plus encore que par notre aspect physique ou la couleur de notre peau, c’est par la langue que nous différons les uns des autres. Pourquoi ? Parce que la langue «fait monde» et que, à travers la langue que nous parlons, nous portons en nous un monde : s’ouvrir à notre différence, c’est s’ouvrir à l’étrangeté irréductible de tout un monde, sans que l’expression ne soit ici un simple effet de rhétorique.

Dans un autre passage du même texte, Derrida parle de violence: non pas du tout celle à laquelle l’étranger se laisserait aller par déficit d’intégration, mais bien celle qui est exercée à son encontre par le pays d’accueil «qui lui impose la traduction». De fait, si on prend du recul et qu’on se déprend du regard que portent sur les choses les maîtres des lieux, on s’aperçoit qu’il n’y a pas seulement manquement au devoir d’hospitalité quand on exige de l’étranger qu’il se conforme à l’usage linguistique local, il y a aussi une forme de viol de son humanité. Car l’exigence à laquelle on le soumet est un déni de son pouvoir essentiel de nommer les choses, et donc de faire surgir un monde par sa langue propre.

Il est clair que la gestion du problème des flux migratoires et des tensions qu’ils provoquent dans les sociétés d’accueil a ses contraintes spécifiques. Mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue qu’il y a un problème de civilisation qui se pose quand, pour les besoins de ce qui se donne comme une «hospitalité», on biffe d’un trait l’étendue infinie du monde que chaque étranger porte en lui. La façon dont le nom des personnes étrangères est souvent malmené dans sa prononciation est significative de cette attitude de déni. Car c’est bien à partir du nom dont il s’appelle lui-même qu’il appelle les choses, qu’il leur donne un visage, qu’il les fait être, qu’il accomplit le miracle de les sortir du néant de leur indistinction… Chaque langue est le lieu d’une alchimie féconde, qui arrache au monde le sourire des choses, et l’humanité de l’homme — de cet homme qui répond à l’appel de son nom — se joue dans cette alchimie : comment peut-on se prévaloir de civilisation alors que l’on exige de lui qu’il renonce à ce pouvoir en contrepartie de l’asile qu’on lui offre ?

L’Occident a pratiqué cette forme de violence dans l’expérience coloniale qu’il a menée dès le XIXe siècle. Il continue de la pratiquer aujourd’hui sur le sol de ses banlieues et dans ses écoles, ses administrations, ses espaces publics. Non pas parce que l’Occident serait voué au mal qu’est la domination d’autrui, mais parce que le problème de civilisation dont il est question n’a pas trouvé aujourd’hui de réponse. Non seulement il n’a pas trouvé de réponse, mais il donne lieu bien plutôt à des dérives, des tentatives de forcer l’assimilation qui provoquent des réactions d’affirmation identitaire violentes…

Le monde musulman, partout où il est dominant, n’est pas indemne de cette tendance, qu’il est capable d’assortir de prosélytisme et de déguisements sous les dehors d’un souci de salut pour l’âme de l’autre homme. Il a pour lui, dans ces moments, une forme de naïveté qui le rend presque plus excusable que l’Occident, dont le souci des droits de l’homme se heurte sans cesse à ce point aveugle, à cette pratique qui trompe sa vigilance mais qui, de ce fait, le présente comme un acteur plus malicieux, ou plus fallacieux.

Disons en tout cas qu’il y a une impuissance qui a besoin d’être elle-même nommée afin que, à partir du constat qui en est fait, s’ouvre un chemin d’apprentissage : apprentissage à faire l’épreuve de la langue de l’autre, mais aussi apprentissage à réparer les blessures faites au visage de l’autre quand, pardon du jeu de mots, on lui arrache la langue… Deux dimensions complémentaires d’une approche hospitalière !

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات