A la santé de nos songes

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Il n’y a pas de grille de lecture en matière d’interprétation des rêves… Nous l’avons dit et nous le répétons : le mythe des symboles qui expliqueraient le sens de certaines images oniriques est une imposture. Que la psychanalyse freudienne ait fait le choix de reconduire cet ancien mensonge dans sa théorie en le revisitant et en lui conférant les attributs d’une pseudo-scientificité ne doit pas nous étonner, vu que cette discipline s’est affirmée dès le départ en imposant le mythe d’un inconscient érigé en instance indépendante du moi. Le coup de force a consisté ici à faire passer le mot «inconscient» du statut d’adjectif à celui de substantif. Mais on ne s’est pas arrêté en si bon chemin.

Ce qu’il est sans doute possible d’admettre, c’est que ces symboles servent éventuellement d’outils de recherche, de repères en vue d’ouvrir des pistes. Encore qu’à suivre les présupposés du freudisme, on risque de se retrouver enfermé ici dans l’enclos d’une conception prédéterminée, celle du fameux schéma œdipien… Encore un mythe !

On ne s’explique pas d’ailleurs que des esprits vifs et éclairés comme Stefan Zweig se soient laissés prendre au piège de cette théorie, si ce n’est qu’elle offrait l’illusion de dénoncer une autre imposture, celle de la morale bourgeoise européenne de la fin du XIXe siècle… Ce qui a échappé sans doute à ces intellectuels, c’est que le fait de combattre une imposture ne met pas à l’abri d’en être soi-même une.

Cette attaque que nous menons pourrait avoir l’air de s’accorder à l’air du temps ou de se livrer par une sorte d’oisiveté à l’envie de briser des idoles pour la seule raison que beaucoup de gens y sacrifient… et que sans le dire nous aimerions peut-être qu’une partie de l’adoration qu’ils y consacrent nous revienne. Beaucoup des critiques amères que l’on entend ici ou là n’ont souvent pas d’autre mobile. Mais la vérité est autre.

La vérité est que, pas moins que les superstitions autour de l’astrologie et autres bêtises auxquelles on voit que le bon peuple se livre pour le seul grand bien de son ignorance, la croyance en l’autorité prétendument scientifique de la psychanalyse engage une démission intellectuelle de l’homme. Le mal qu’elle fait aux sociétés d’aujourd’hui, qui n’est pas bénin, réside en ce qu’elle a inscrit dans la culture générale de tout un chacun que pour pénétrer le sens de nos rêves nous devons passer par la médiation du psychanalyste et de son savoir… Car pénétrer le sens de ses rêves n’est pas une activité mineure dans la vie d’un homme.

Il s’agit d’une compétence de base qui consacre l’ordre de l’écoute de soi et de l’attention à l’égard d’un parcours de vie. Ce que nous dit le rêve a toujours besoin d’être traduit, et le travail de traduction nous oblige sans cesse à refaire le point de l’œuvre accomplie et des actions à mener pour en reprendre l’initiative et lui redonner le bon cap. Ce qui est bien différent de cet opportunisme, de cette course effrénée derrière la réussite économique et sociale, à quoi beaucoup d’entre nous réduisent le chantier de leur vie, pour découvrir à la fin que ni la richesse ni la gloire ne les prémunit contre l’inconsistance et contre l’insignifiance… Pour autant qu’ils aient encore le courage et la clairvoyance de formuler un tel constat.

L’interprétation des rêves, depuis Joseph fils de Jacob, est sans doute une activité qui suppose une forme de génie. Mais, à la différence des savoirs constitués qui sont le privilège d’une caste, le génie est quelque chose à quoi nous ne sommes pas tout à fait étrangers. Et que nous pouvons développer en nous à force de patience et de persévérance. Exactement de la même manière que, dans le domaine de l’art, il y a des hommes capables de produire de grandes œuvres en se contentant de puiser dans des dispositions naturelles tandis que d’autres parviennent à réaliser des choses très dignes d’admiration au prix d’un travail assidu et déterminé.

La preuve que ce génie «herméneutique» est partagé, c’est que chacun d’entre nous peut se convaincre que, dans la mesure où il accepte de «séjourner» dans son rêve, de le maintenir dans la conscience et de se maintenir face à lui dans une attitude d’interrogation et de quête de sens, il cesse progressivement d’être un rébus sans queue ni tête… Il esquisse les bribes de son propos. Cela suppose une sorte de jeu par quoi on accepte de le faire parler, sans pour autant lui faire dire des choses qu’il ne dit pas.

Si la psychanalyse n’avait pas à cœur de s’arroger le droit exclusif de dire le vrai en matière d’interprétation des rêves, cet exercice de devinette offrirait davantage de champ pour qu’on en saisisse les enjeux et pour qu’on développe surtout les compétences qu’on porte en soi-même afin de venir à bout de l’opacité du rêve. Encore une fois, il s’agit d’une compétence de base qui n’a rien à voir avec une quelconque prouesse, car elle se confond avec la capacité nécessaire et salutaire de renouer avec le secret du projet que nous sommes.

D’en renouveler l’intelligence… Et, contrairement aux idées reçues, elle n’est pas nécessairement une façon de fricoter avec ce culte moderne de l’irrationnel. Ni de se démettre de sa liberté au profit d’une mystérieuse voix intérieure. Car le projet dont il s’agit de renouveler le sens à travers l’élucidation de nos rêves ne vise pas autre chose, au fond, que de ranimer notre pouvoir de redonner du sens à ce que nous entreprenons et de le partager avec autrui pour que, avec eux, nous construisions des cités nouvelles…

Il ne vise pas autre chose que de faire de nos songes l’espace d’une rencontre avec d’autres songes afin que leurs liqueurs mêlées scellent les amitiés les plus solides en vue de grandes conquêtes. Le projet, c’est aussi de célébrer notre liberté commune et d’y travailler.

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