Y a-t-il une justesse des noms ? Ou les noms sont-ils purement arbitraires ? Aujourd’hui, où il est si fréquent de passer d’une langue à une autre, et de constater par conséquent quelle diversité de vocables sont utilisés par les hommes pour désigner une même chose, la réponse, avant même que la question n’ait eu le temps de s’énoncer, se presse aux lèvres : évidemment que oui, les noms sont arbitraires ! La seule correspondance qui pourrait exister entre un nom et une chose, ajouterait-on, est celle à laquelle nous avons été accoutumés par l’usage. C’est affaire de conditionnement mental : à l’intérieur d’une communauté linguistique, et au fil du temps, on ne peut imaginer que le mot «chat», par exemple, puisse renvoyer à autre chose qu’à cet animal à moustache, qui ronronne d’aise quand on le caresse... Cette sorte de nécessité, nous l’éprouvons pour autant seulement que nous séjournons à l’intérieur de la langue française, que nous nous faisons membres de la communauté linguistique francophone... Mais il suffit que nous changions de «lieu de séjour» pour qu’une autre nécessité apparaisse. Et que nous nous rendions ainsi compte que, dans un cas comme dans l’autre, la nécessité éprouvée ne vient pas de la chose, mais de nous-mêmes : c’est une nécessité psychologique.
Le fait que Platon inscrive cette question de la justesse intrinsèque des noms parmi celles qui figurent au fronton de ses dialogues pourrait donc être mis au compte d’une certaine naïveté de la philosophie naissante. Dans le Cratyle, Platon met en effet en scène une discussion qui oppose deux personnages, Cratyle et Hermogène. Ce dernier, qui nous semblera plus «moderne», défend déjà l’idée que les noms sont des inventions arbitraires. Cratyle, sans doute abusé par cette nécessité psychologique que nous venons d’évoquer, ne voyant pas qu’elle a sa source non dans les choses mais dans les locuteurs, défend au contraire l’idée qu’il y a une adéquation entre le nom et la chose qu’il désigne...
Là-dessus, Socrate fait irruption dans l’échange. Or il va adopter une position que les commentateurs présentent généralement comme médiane, mais qui revient en réalité à redonner du sens à la position de Cratyle… Oui, à celle de Cratyle ! Car, fait-il valoir, il n’est pas vrai que les noms sont interchangeables. Il y a dans les choses elles-mêmes quelque chose qui refuse, qui proteste contre le fait qu’on les désigne d’un autre vocable que celui par lequel elles se font appeler.
Platon parle volontiers d’une relation d’imitation, de mimésis, entre le son produit par la prononciation du nom et l’essence de la chose. Ce qui voudrait dire que le nom que l’on pense donner à telle ou telle chose est le nom par lequel nous répondons avec justesse à l’appel qui nous vient de l’essence de cette chose. En d’autres termes, il n’est pas permis à celui qui s’est mis à l’écoute de cette essence, de répondre musicalement d’une façon qui ne soit pas celle précisément qui consiste à reproduire le son de son nom.
Parlant par la bouche de Socrate, Platon tempère sa position en rappelant que dans toute ressemblance il y a une part de dissemblance.
Mais cette dissemblance est pour ainsi dire mise au service de la relation mimétique. Elle est cet élément de différence sans lequel la ressemblance s’abolirait elle-même, puisqu’elle cesserait d’être ressemblance pour devenir identité pure et simple.
Platon était-il cependant dans l’ignorance de la diversité avec laquelle les hommes des différentes contrées appellent une même et unique chose. Et de l’objection redoutable que cette donnée simple constitue pour son affirmation. Peut-être. Mais c’est très peu probable. D’autant que Platon, sans être un grand voyageur, a été confronté aux langues étrangères. Il a d’ailleurs l’avantage sur nous d’avoir entendu parler la langue de nos ancêtres carthaginois, lors de son séjour en Sicile.
Mais ce qui nous amène surtout à en douter, c’est que l’objection en question n’est pas si redoutable qu’il y paraît. Elle ne l’est pas parce qu’elle repose elle-même sur une confusion : confusion entre unité et unicité. En d’autres termes, il peut y avoir une diversité de noms à travers la multiplicité des langues sans que soit niée l’unité de consonance entre ces noms différents. Tous sont des réponses à l’essence de la chose, chacun à partir d’un territoire linguistique particulier. Le fait que le nom utilisé pour appeler une chose soit pris dans une relation de «transpiration» par rapport à tous les autres noms de la langue à laquelle il appartient, et que cela lui confère donc une sonorité si étrangère à celle des autres langues, n’enlève rien à la nécessité avec laquelle il répond à l’essence de la chose…
Cette essence de la chose n’exige pas, comme correspondance sonore, l’unicité d’un son : elle exige en revanche l’unité que, dans leur diversité, visent les sons des différents noms issus des langues différentes. La ressemblance dont il est question n’est pas de l’ordre de celle qui existe entre le mot «ronron» et cette chose qu’est le bruit émis par le chat lorsqu’il est caressé : elle est plus secrète. Et c’est la raison pour laquelle elle requiert une écoute de la chose qui n’est pas de passage : qui est à la fois attentive et symphonique, en ce sens qu’elle fait résonner l’essence de la chose avec le tout de la langue, à travers le son singulier d’un nom.
Socrate a donc raison : les noms ne sont pas interchangeables. Et c’est faire violence aux choses dans leur être intime que d’utiliser à leur propos un nom qui n’est pas le leur, qui n’est pas précisément celui qu’elles portent et qu’il nous est donné de recueillir dans une écoute attentive.
Mais ce qui prête aussi à réflexion dans la réponse de Socrate, c’est le fait qu’il commence son analyse avec des noms de personnes et non avec des noms communs, des noms de choses. Le procédé a sans doute une utilité didactique. Mais, sur le plan de l’argumentation, c’est là que la position de Cratyle semble la plus difficile à défendre. Les hommes reçoivent leurs noms à leur naissance, souvent suite à une envie d’un des parents. L’acte appartient en grande partie au hasard. On observe par ailleurs que, dans le cas des noms qui recèlent un sens, celui qui le porte trahit souvent par son comportement un grand écart : il est avare alors que le nom qu’il porte suggère la générosité. Il est faible alors que son nom évoque un personnage connu pour sa force… Quoique, sur ce point, il arrive aussi que l’on se trompe. Parce qu’on découvre dans un second temps que, derrière l’apparence de l’avarice, ou de la faiblesse, il y a un certain visage de la générosité, ou de la force, qui cherche à s’exprimer. Et qui nous surprend.
D’autre part, la distorsion entre le sens idéal du nom et la réalité psychologique de la personne demeure toujours une façon de porter le nom…
Le lien, en tout cas, que fait Socrate entre le nom de la personne et le nom de la chose nous engage à nous demander si le nom que l’on reconnaît à la chose, dans son unité, ne va pas de pair avec le nom que, plus ou moins secrètement, silencieusement, l’on se reconnaît à soi-même et à l’autre. De sorte qu’en lieu et place d’un sujet qui attribue autoritairement une désignation à un objet, il y a le jeu de l’appel et de la réponse entre deux noms, dont chacun fait écho à un lieu, une intimité, mais aussi un projet d’accomplissement de soi.