Le monde est un vaste atelier où se créent des langues. Depuis la malédiction de Babel, qui a confondu pour les hommes la seule langue qu’ils parlaient, en en faisant un jargon incompréhensible, les peuples sont transformés en artisans qui créent des langues, comme ils créeraient de la poterie ou de la bijouterie. Pour ce travail, leur matière première n’est ni la glaise ni la pierre précieuse, mais le monde. Non pas cependant le monde abstrait des scientifiques, attachés à nous restituer l’ordre des raisons, mais ce monde-ci qu’on aperçoit parce qu’il nous aperçoit et à qui on parle parce qu’il nous parle.
En cet atelier, le maître artisan est le poète : c’est lui qui a en charge de répondre à la malédiction par un surcroît de bonheur. Il est l’alchimiste des sons et des silences. Chantant l’épopée du monde, il nomme les choses en accordant à chacune d’elles le son qui sied à son visage. Son soin est que s’accorde de la plus belle façon cette entre-appartenance entre les choses qui surgissent à l’appel de leurs noms et le récit du monde, comme un metteur en scène qui veillerait à avoir les meilleurs acteurs pour le meilleur drame, et inversement.
A la différence du dramaturge, il ne conduit pas sa pièce en usant du matériau d’une langue existante, puisque son propos est de créer la langue elle-même : il crée un monde en même temps qu’il crée la langue. Il crée le récit en même temps que la langue dans laquelle est raconté le récit. Et cela il le fait en mettant tout le peuple au travail : en quoi son rôle est éminemment politique. Il ressemble ici au général d’armée qui entraîne ses guerriers à la conquête des espaces, mettant à profit pour le compte de l’ensemble toute audace heureuse de langage. Et, quand la conquête est achevée, le peuple a désormais la terre de sa langue... mais aussi la langue de sa terre.
Ce poète dont nous parlons, c’est un poète invisible. Comme Homère, nous pouvons lui donner un nom unique, il n’en est pas moins pluriel et caché dans la multitude. Il désigne tous ceux par qui s’affirme, dès sa première genèse, le «génie» de la langue, pour reprendre une notion empruntée librement à l’Allemand, Herder. Il incarne tous ceux qui se trouvent réquisitionnés et mobilisés par ce génie. Bref, il est l’âme du peuple. C’est lui qui préside à la naissance de la langue, mais c’est lui aussi qui la répare lorsqu’une violence lui est infligée et qu’elle est défigurée.
Après l’alchimiste, le dramaturge et le général d’armée, voilà donc le médecin. Mais nous savons que ce métier est victime de ses charlatans. Et que certains, aux ordres de telle ou telle puissance du monde, prétendent réparer ce qui est de l’ordre de l’existence du monde lui-même. Pour justifier de ses talents médicaux, ce poète du peuple — qui se confond avec le peuple des poètes — doit avoir une vision aiguë de la signification de la bonne santé appliquée à la langue.
Le monde qui vient à notre rencontre à travers la langue que nous parlons n’est pas le monde qui vient à la rencontre de ceux qui parlent une autre langue. Le rapport de ces mondes les uns par rapport aux autres est à l’image de celui qui existe entre les corps : ils sont à la fois le lieu d’une limite et l’espace d’une rencontre possible, d’un contact, d’une caresse. La bonne santé réside dans la tension qui existe entre le sentiment d’une intégrité infranchissable et l’horizon d’un dépassement possible dans la découverte de l’altérité de l’autre langue.
Si être enfermé dans le monde de sa propre langue est une malédiction, le vrai poète est celui qui sait déjouer cette dernière en suscitant dans le parler du peuple au quotidien, en même temps qu’une habitation sereine et enjouée, un fort désir de sonder l’espace des autres langues. Non pas pour délaisser la sienne propre, ni forcément pour développer des talents de polyglotte, mais au contraire pour que le jeu de la découverte mutuelle ait lieu et que, parlant, l’homme ne cesse pas d’être tourné vers l’au-delà des limites de sa propre langue.
L’ouverture d’une langue sur l’existence des autres est un signe, mais aussi un moyen en vue de sa bonne santé. Un moyen car il y a une coopération naturelle des langues entre elles : une coopération afin que chacune se réapproprie l’étendue naturelle de son écho et la profondeur du passé en lequel elle puise ses sonorités.
Aujourd’hui, la rencontre des langues entre elles a plutôt lieu sous le signe de la domination et même de la lente destruction. Mais des expériences de réparation ou de rénovation des langues sont engagées. Certaines se font dans l’urgence, comme l’hébreu qui a été transformé tambour battant de langue liturgique en langue parlée à partir de la fin du XIXe siècle. Le gros du travail est attribué ici à un certain Eliezer Perlman (1858-¬1922).
Mais la même conscience de la nécessité d’une rénovation se fait sentir chez de nombreux peuples, pour des raisons qui tiennent du besoin de s’émanciper de la tutelle d’une ou de plusieurs langues étrangères et, d’autre part, de renouer avec cette exigence de grande santé dont nous parlions à l’instant et dont nous disions qu’elle se caractérise par son désir de découverte de l’espace des autres langues autant que par la possession pleine et effective de son «territoire»... Ce qui ne saurait avoir lieu sans une vocation retrouvée à se réapproprier l’étendue géographique et la profondeur historique de ses sonorités.
Si, aujourd’hui, par-delà les défis de «développement» que les peuples se donnent dans ce qui ressemble finalement à une course indéfinie à la modernité, on s’avisait de retrouver le projet initial inscrit dans le destin de l’humanité, à savoir celui de créer une langue qui ouvre un monde pour un peuple, non pour qu’il s’y enferme, mais au contraire pour qu’en elle et par elle il se porte à la rencontre des autres peuples, alors il conviendrait de donner à l’entreprise tout le sérieux qui est le sien. De ne pas laisser des mains indélicates et novices hasarder des réformes dont le résultat serait que le peuple parlerait un jargon, une sous-langue, qui le couperait du reste du monde. Ou le pousserait à se renier.