La question du doute est au cœur des relations interpersonnelles. La confiance se construit entre les êtres humains dans une sorte de victoire sur le doute, victoire qui est toujours une prise de risque, un pari sur l’unité qui scelle les âmes au sein d’un projet commun… Projet qui les exalte, parce qu’il est à la mesure de leurs ambitions, mais aussi parce qu’il est un pari qui défie le doute et joue le destin à la manière d’un jeu de dés.
C’est particulièrement vrai des relations où prévaut le jeu des sentiments : autant la vérité peut ici être intense, et de ce fait difficile à soutenir, autant l’illusion peut être redoutable. Nous y reviendrons.
Mais la question du doute est aussi une question décisive du point de vue de l’histoire de la philosophie. Le moment cartésien en est une illustration éloquente.
Descartes vit à l’époque où Galilée découvre, grâce à ses observations du ciel au moyen de lunettes perfectionnées, que la lune n’est pas d’une rotondité parfaite : il y a des montagnes aussi élevées que celles que nous avons sur la terre et, d’autre part, le soleil a des taches. Ces données que nous jugerions aujourd’hui banales bousculaient des dogmes hérités de la théorie aristotélicienne du ciel. Pour le philosophe grec, il y a une séparation entre monde sublunaire – celui dans lequel nous vivons – et monde supralunaire, celui des astres. Là-haut, à partir de l’orbite de la lune, c’est le lieu des mouvements parfaits, éternels dans leur circularité. Ici bas, au contraire, c’est le lieu des mouvements imparfaits, violents, accidentés : la mort y succède à la naissance, la corruption des êtres à leur génération…
Or, ce que Galilée aperçoit dans sa lunette dément cette représentation des choses, et conforte au contraire la thèse héliocentriste de Copernic. La terre n’est donc pas au centre du monde et l’espace de l’univers est sans séparation lunaire, obéissant uniformément aux mêmes lois physiques.
Pourtant, cette évidence oculaire ne protégera pas le savant contre l’ire des autorités de l’Eglise, qui le condamneront à abjurer ses «erreurs». Ce qu’il fera, résigné, avant de mener une vie recluse et étroitement surveillée…
Un tel événement va avoir sur l’histoire intellectuelle de l’Occident des retombées incalculables. Et Descartes en sera un des premiers et des plus grands artisans. Pas seulement parce qu’il est persuadé que Copernic et Galilée ont raison. Pas seulement parce qu’il est piqué au vif en raison de cette décision de l’Eglise qui prétend décider du vrai et du faux en matière d’astronomie. Mais aussi et surtout parce qu’il comprend que le fondement qui s’appuie sur la seule observation du réel est trop faible et qu’il doit donc être consolidé sur un plan théologique…
L’entreprise cartésienne est menée d’abord dans le Discours de la méthode (1637) puis, de façon plus décisive, dans les Méditations métaphysiques (1641). Et l’expérience du doute y joue un rôle déterminant.
Afin de pouvoir jouir d’un fondement pour l’édifice de la connaissance des choses, fondement qui résiste au principe d’autorité de la tradition (lequel peut être renforcé par celui de l’Eglise), le philosophe français va opérer une manœuvre en deux mouvements : un premier mouvement à travers lequel il va se déprendre de toutes les vérités reçues. Ce qui va le mener à la solitude du cogito, à l’intérieur de laquelle il ne pourra que se répéter : «Je pense, j’existe»… Car l’entreprise du doute l’aura poussé en cette étape à rejeter les vérités liées aux sens — y compris celle de l’existence d’un monde en dehors de soi, y compris celle de son propre corps — mais aussi celles des mathématiques et de la logique…
C’est la «table rase», à laquelle il parvient grâce à l’argument du malin génie, hypothèse d’un «je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours…»
Puis, deuxième mouvement : la sortie du doute. Qu’est-ce donc qui peut libérer de l’emprise de ce malin génie ? C’est le « Dieu vérace », le Dieu dont la puissance et la bonté rendent impossible que je sois trompé lorsque je conçois clairement et distinctement l’idée d’une chose comme vraie ! Mais comment le sujet du cogito (je pense, je suis) peut-il rencontrer Dieu alors qu’il doute de son propre corps, de la réalité de ses membres, de celle de ses mains avec lesquelles il écrit pourtant le texte de ses Méditations ? Aurait-on donné son congé au doute, pour se ménager une sortie facile, quitte à rompre l’engagement initial qui oblige à ne tenir pour vrai que ce qui aura résisté au doute ? Non, soutient Descartes.
La découverte de Dieu se fait sans rupture du doute, par un approfondissement du «je pensant», un peu à la manière d’un saint Augustin qui nous entraîne sur ce chemin de découverte à travers une exploration de «l’homme intérieur»…
C’est à travers l’idée d’infini, d’un infini positif, dont l’ego éprouve en lui la présence, que s’opère le basculement vers la certitude en ce qui concerne l’existence en dehors de soi d’un être qui est la totalité de l’être…
Notons ici que, pour Augustin, la découverte de Dieu et la «recherche de la vérité par les sciences» — pour paraphraser le sous-titre du Discours de la méthode — sont deux projets antagoniques: l’un ne peut servir d’issue à l’autre. De fait, fidèle en cela à une ligne platonicienne, Augustin range la connaissance des choses changeantes de ce monde du côté des vanités. Cela relève par ailleurs d’une «concupiscence», qui est à ce titre moralement condamnable en tant qu’elle s’oppose à la «charité»: c’est la «Libido sciendi» ! Vaine curiosité !
Pascal reprendra contre Descartes cet argument augustinien dans ses Pensées.
Mais la grande affaire de Descartes demeure celle de lever le scandale que représente à ses yeux la condamnation de Galilée. Et, pour ce faire, il saura instaurer une théologie qui servira de contrefort à la connaissance scientifique, face aux pouvoirs de la tradition et de ses prétentions à légiférer en matière de vrai et de faux.