Parler en dehors de sa langue maternelle, nous le faisons tous. Lecteur qui me lisez, que vous le fassiez en silence ou, selon un usage ancien, à mi-voix, dans les deux cas vous parlez très probablement de telle sorte que votre langue maternelle est mise en sommeil. A moins bien sûr que le français soit votre langue maternelle.
Le français nous est une langue familière, mais il n’en est pas moins une langue étrangère. Et, on l’oublie un peu, parler une langue étrangère fut longtemps le lot réservé des diplomates et des commerçants voyageurs. Ce qui signifie que, à l’exception de certaines situations dictées par une mission précise, sortir de sa langue maternelle pour parler, cela ne pouvait être le fait que d’une forme de délire. Certes, il y a des délires qui sont sacrés. Le dérèglement qu’ils nous donnent à voir cache une langue que certains appelleraient peut-être «langue des anges».
Dans un des textes qui composent le Nouveau Testament, les Actes des Apôtres, il est justement question d’une telle expérience. On parle à son sujet de «glossolalie» et ce passage met le doigt sur la relation du christianisme avec les langues étrangères. La question du rapport entre la vérité religieuse et la diversité des langues se pose en général pour les trois religions monothéistes, dans la mesure où elles sont enracinées dans une langue particulière mais que, en vertu de leur vocation universelle, elles visent l’horizon d’un partage qui traverse la frontière des différentes langues.
Le texte des Actes des apôtres raconte qu’au cinquantième jour qui suit le sacrifice, c’est-à-dire la crucifixion de Jésus, l’Esprit Saint est descendu sur les apôtres : «Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d’eux./ Et ils furent tous remplis du Saint Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer...» Ce qu’entendant, certaines personnes qui étaient présentes eurent pour réaction spontanée et railleuse de déclarer : «Ils sont pleins de vin doux». Le discours qui leur parvenait était en effet tout à fait incompréhensible.
Quelles sont ces langues qui, selon le texte, sont descendues sur les apôtres ? Il y a ici une double lecture possible. La première lecture serait la plus réaliste et renverrait à une forme de transe, d’état second dans lequel basculent les 12 apôtres, de telle sorte que les paroles articulées perdent leur intelligibilité. On pourrait rapprocher cette expérience de ces moments de grande émotion qu’il nous arrive de vivre et au cours desquels nous restons «interdits» : «interdits de parole» ! Car cette interdiction ne veut pas toujours dire silence : elle peut se traduire à travers le fait que ce qui est proféré par notre bouche va échapper aux normes habituelles de la parole. La parole se fait cri, elle se fait gémissement, elle se fait écho libre et spontané de ce qui est reçu. Une telle langue, pour autant qu’on puisse parler ici de langue, est à la fois inintelligible et accessible à tous, quelle que soit la langue particulière à laquelle on appartient. Elle brise aussi bien les règles du discours sensé que les frontières qui séparent les langues dans leur diversité.
Cette lecture réaliste est cependant mise en difficulté par le texte lui-même, qui fait dire à d’autres témoins : «Tous, nous les entendons parler dans notre langue maternelle». Il ne s’agit donc plus de dire que la parole proférée est insensée : elle reçoit un écho clair et compréhensible dans chacune des langues dont les représentants étrangers sont présents. Le texte en cite plusieurs, de celles des Parthes à l’est jusqu’à celle des Libyens à l’ouest en passant par celles des Crétois et des Arabes. Il suggère donc que, à côté d’une réaction brutale qui assimile la parole entendue à l’effet d’une ivresse, se manifeste une autre résonance et voilà que chacun entend parler dans la clarté de sa langue maternelle, celle du pays d’où il vient.
On passe donc de la glossolalie qui, du point de vue de la théologie chrétienne, relève d’un discours tourné vers Dieu, à la xénolalie, qui consiste à parler la langue de l’autre, de l’étranger.
Il est évident que nous sommes ici en présence d’un prodige qui laissera perplexe le rationaliste qui est en nous. Mais ce qu’il convient de retenir est l’intention de ce miracle : l’écoute de ce que les Apôtres ont à annoncer n’entraîne pas de quitter sa langue maternelle et de s’installer dans une autre langue, qui serait la langue maternelle d’autres hommes. Elle ramène au contraire vers la terre de la langue dans laquelle on a grandi.
Dans quelle mesure le christianisme va-t-il évoluer dans son histoire dans le respect de cet engagement ? Dans quelle mesure le pacte qui va être scellé plus tard entre lui et l’empire romain ne va pas le pousser à violer son «serment», en faisant de la langue de l’empire la langue, l’unique, dans laquelle s’accomplit le partage de «l’Esprit Saint», pour reprendre la terminologie du texte évoqué ? Dans quelle mesure enfin le christianisme ne va pas contribuer ainsi à vider les diverses «langues maternelles» de leur pouvoir de faire résonner en elles l’écho de la vie religieuse nouvelle ? La question se prête à bien des commentaires.
Il appartient peut-être aux représentants de la religion chrétienne de s’expliquer sur cette affaire et d’apporter éventuellement des éléments d’éclairage qui nous échappent. Mais nous voudrions souligner que cette question n’est pas étrangère au monde de l’islam. Non pas seulement parce que cette dernière religion aura à son tour à résoudre le problème du lien entre universalité du message et diversité des langues, puis entre respect de cette diversité et prise en compte de la contrainte politique qui tend vers l’uniformisation linguistique dans un souci de cohésion. Il est clair, à ce sujet, qu’un certain pacte entre religieux et politique s’est imposé, dans ce cas aussi, au détriment de la diversité.
Ce qui est cependant plus original, et à quoi on veut précisément en venir, c’est que l’islam naît sous le signe du refus de l’hégémonie d’une religion d’empire, et donc d’un monothéisme qui érode les «langues maternelles». Il est lui-même, dès son premier écho, la revanche d’une langue maternelle qui réaffirme à la face du monde son pouvoir d’être le lieu de manifestation du Dieu universel.
Dans ce qu’il a de plus essentiel, le message de l’islam ne porte pas sur telle ou telle disposition, au sujet de laquelle on devisera à loisir pour savoir si elle vaut pour tous les temps ou si sa pertinence ne prend sens que par rapport à un contexte déterminé... Il ne se rapporte pas non plus à tel ou tel passage dont on se demandera, dans le mouvement d’une critique plus radicale, s’il a fait l’objet d’un ajout tardif et furtif ou s’il est vraiment scellé au corps du texte «révélé». Non, dans ce qu’il a de plus essentiel.
Le message réside dans le fait qu’il y a révélation : que la langue arabe fait résonner en son sein une parole ouvrant sur l’espace infini de Dieu et à l’écho de laquelle on est saisi de crainte et de tremblement. C’est en ce sens que nous sommes tentés de parler, à propos de l’islam, d’insurrection religieuse et linguistique : d’insurrection religieuse parce que linguistique !