Nous avons évoqué la semaine dernière le nom de Karl Marx en tant que représentant de l’hégélianisme de gauche. Ce qui nous a amené à indiquer de quelle façon le thème de l’Esprit donne lieu, dans la foulée de sa contestation et de son remplacement par la Matière, à une pensée du soupçon : une pensée qui voit dans la position d’une substance spirituelle dans le monde le signe chez l’homme d’un pouvoir d’auto-affabulation dont la pensée marxienne constitue justement une sorte d’antidote.
Cet aspect nous intéresse dans la mesure où il met le doigt sur une vocation de la pensée moderne dont la psychanalyse est une illustration éloquente, à savoir la vocation de la pensée à défaire l’œuvre « d’affabulation » qui est la sienne propre, et cela pour y découvrir ce qu’elle chercherait à recouvrir.
Le pouvoir de vérité dont relève la psychanalyse est un pouvoir dont l’adversaire n’est pas l’opacité de la chose en dehors de soi, le fait qu’elle nous échappe en raison de notre finitude, mais une volonté secrète de se soustraire délibérément au spectacle de la vérité. Est ainsi remis en cause le présupposé sur lequel est bâti depuis le début l’entreprise philosophique, à savoir que l’homme serait naturellement mû par un désir de connaître la vérité.
En d’autres termes, l’homme qui sort de la caverne dans la République de Platon pour, prétend-il, aller à la découverte de la vérité qui se cache par-delà l’apparence des choses est un homme qui ne se libérerait d’une ignorance naïve que pour se vouer à une ignorance qu’il se fabrique lui-même comme on se fabriquerait un filet pour ensuite s’y laisser prendre… Bref, il est question d’une ignorance orchestrée contre soi !
Une définition hégélienne
La défiance à l’égard des philosophes est une attitude commune entre Marx et Freud et elle réside dans la conviction partagée que la philosophie exprime justement ce pouvoir ancien de l’homme de s’illusionner lui-même, en se donnant s’il le faut l’air de n’avoir d’autre souci que la recherche de la vérité. Quoi de plus assuré en effet, quand on redoute de tomber nez à nez avec la vérité, que d’entreprendre de la chercher méthodiquement là où il n’y a aucun risque qu’elle se trouve : dans les idées !
Bon, cette défiance n’empêche ni Marx ni Freud de puiser dans l’héritage philosophique, de façon qu’on pourrait qualifier d’un peu honteuse. Dans le cas de Marx, il est clair que son matérialisme historique doit beaucoup à Hegel, et en particulier à la dialectique de sa philosophie de l’histoire. Mais, à ce propos, il est peut-être utile de s’arrêter sur une notion qu’on retrouve chez l’un et l’autre et qui, dans le même temps, intéresse la psychanalyse au premier chef : la notion d’aliénation !
Chez Hegel, le terme est utilisé pour désigner un état du sujet où il se rend étranger à lui-même lorsque, pour prendre conscience de soi, il dépasse tout ce qui relève des contingences de son parcours particulier. Cette façon de viser l’universel, explique Hegel, l’entraîne cependant dans une situation de rupture avec ce que le philosophe appelle «le monde de l’effectivité».
Il s’agit donc d’un moment dans la conquête par l’esprit de sa liberté : il doit s’abstraire du particulier pour s’ouvrir pleinement à l’universel. Et, bien sûr, ce moment est à dépasser à la faveur d’une «négation de la négation» qui permet enfin à l’esprit de «se sentir chez soi» dans le monde de l’effectivité.
Dépossession du réel et dépossession de soi
A priori, ce thème n’a que peu de ressemblance avec celui que développera Marx autour de la même notion et qui porte sur la relation entre l’homme et le travail qui lui permet de subsister. Pour l’auteur du Capital, qui expose cependant le thème en question dans son Manifeste de 1844, l’aliénation renvoie à l’état du sujet quand le travail ne correspond pas chez lui à une initiative propre mais à une nécessité voulue par le système économique.
L’individu est aliéné quand la finalité de son travail lui échappe : il se réduit alors à un moyen de production, au même titre finalement que la machine.
L’hégélianisme se laisse néanmoins percevoir dans le fait que cette conception de l’aliénation trahit dans les deux cas une dépossession du réel par le sujet, le monde de l’effectivité devenant chez Marx le système économique dont les rouages sont hors d’atteinte du sujet-travailleur. Et le lien de ces deux conceptions avec celle de Freud, c’est que la dépossession du réel, du «monde effectif», se traduit par une dépossession de soi. L’aliéné est dépossédé de soi et il l’est parce qu’il perd prise sur la réalité.
L’explication comme «fixateur» de la maladie
Qu’est-ce à dire ? Cela signifie qu’au vu de cette acception de l’aliénation, il devient possible de donner leur congé aux anciennes manières de penser les raisons de la folie : elles ne sont plus liées à la possession par une puissance étrangère comme on le croyait dans l’antiquité, elles ne sont plus le fait d’un renoncement ou d’un affaiblissement de la raison comme le suggéraient les penseurs stoïciens et comme le penseront après eux les philosophes rationalistes, et elles ne sont pas non plus associées à un déséquilibre néfaste dans la répartition des éléments qui traversent de leurs flux aussi bien le corps que l’âme, comme le prétendaient les penseurs alchimistes qui sont les pères spirituels de l’empirisme moderne…
L’aliénation, sous l’angle de la psychanalyse, repose essentiellement sur l’idée que le réel sort du champ d’initiative du sujet, parce que le désir (sexuel) qui assure le rôle de lien se trouve empêché… L’obstruction du désir se paie pour le sujet par une dépossession du réel qui, à son tour, se mue en une dépossession de soi : l’aliénation !
Mais ce qui fait que l’aliénation s’installe, qu’elle acquiert un pouvoir de durer indépendamment même des conditions de son apparition, c’est cette propension humaine dont nous avons parlé au début à produire entre soi et la vérité un écran de fumée, à travers des explications fallacieuses qui font appel à des scénarios peuplés de personnages, donc chargés en esprit (comme l’est l’Histoire chez Hegel) : on retrouve cette situation paradoxale où le sujet est d’autant plus séparé de la vérité — celle, ici, des causes de son aliénation — qu’il prétend avec plus d’insistance et de persuasion apporter une explication.