Philosophie et psychanalyse /// Le paradoxe du démon et de la possession

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La chasse aux sorcières, et aux pratiques de la magie de façon plus générale, remonte à des temps anciens. Nous en avons en Tunisie un témoignage littéraire à travers un texte latin écrit par une de nos gloires méconnues de l’époque romaine, Apulée. Rendu surtout populaire en Europe pour son Âne d’or, Apulée est aussi l’auteur d’un livre intitulé Apologie, dans lequel il relate sa défense contre une accusation de magie qui l’a visé et qu’il a failli payer de sa vie. Cela se passait au IIe siècle après J-C. Donc bien avant que l’empire ne bascule dans le christianisme à l’époque de Constantin le Grand.

Lorsque l’Eglise catholique se lance au XIIIe siècle dans une guerre contre la sorcellerie, au prétexte qu’il s’agit d’une pratique païenne, elle ne fait donc, en réalité, que reconduire elle-même une politique propre aux Etats de l’époque païenne.

En installant les bûchers pour y brûler en place publique ceux qu’elle considère comme des représentants de Satan, elle est davantage dans la continuité d’anciennes façons de faire que dans la fidélité à l’enseignement d’une tradition qui accorde d’autant moins de place au diable qu’elle en reconnaît une grande à la liberté de l’homme face au bien et au mal.

C’est vrai que, dans le récit biblique des commencements, le «malin» est présent, sous la forme du serpent. Mais cette présence restera très discrète, tout au long de l’Ancien Testament. Parce que ce dont il est question, ce n’est pas du pouvoir d’une puissance occulte qui s’empare de la volonté de l’homme, c’est de la «difficile liberté» — comme dirait Emmanuel Lévinas —, de l’homme engagé dans le face-à-face avec Dieu.

Le renoncement et la trahison, comme le combat intérieur afin que revive la flamme de la fidélité, tout cela a lieu en l’homme et par l’homme. Satan et ses figures n’ont de place dans ce drame que dans la mesure où l’homme, de son plein gré, leur ouvre sa porte en se détournant de Dieu.

C’est sans doute pourquoi la religion chrétienne mettra tant de temps à lancer cette guerre contre la sorcellerie, et pourquoi aussi elle ne la maintiendra pas longtemps. Attribuer à certains hommes le pouvoir d’incarner le diable, c’est en effet reconnaître que le diable a une existence indépendante de l’homme, indépendante de la libre décision humaine de rompre avec l’ordre de l’obéissance à Dieu.

On se souvient d’ailleurs que la doctrine qui a voulu instaurer dans la religion chrétienne le principe d’une puissance maléfique, au côté de la puissance bénéfique qui est celle de Dieu, a été combattue comme hérétique. Les attaques de saint Augustin contre le manichéisme, que ce soit dans ses Confessions ou dans d’autres textes, restent de ce point de vue une référence de choix de l’orthodoxie chrétienne.

Dans quelle mesure l’islam reste de son côté fidèle à cette position, et dans quelle mesure il s’en écarte, et si la façon dont il s’en écarte dans le texte du Coran signifie qu’il y a vraie rupture, tout cela est certainement intéressant à creuser, mais n’est pas notre propos ici. On notera que le christianisme lui-même, quand on le compare à la tradition dont il est issu, semble se rapprocher du paganisme en mettant en avant le thème du combat contre les démons.

Il y a peut-être une sorte de concession faite à la croyance païenne qui régnait à l’époque de Jésus : concession qui, comme chacun sait, peut être une manière de lâcher du lest pour mieux ramener à soi. Les techniques de la négociation ne sont pas étrangères aux religions dans la phase de leur élaboration. Ce qui voudrait dire que le thème du démon et de la chasse aux démons n’est peut-être pas à prendre très au sérieux dans les Evangiles…

Mais croire cela, c’est passer rapidement sur une parole claire selon laquelle les disciples de Jésus chassaient les démons en son nom : que veut dire le texte par cette affirmation ?

D’autre part, c’est méconnaître que l’Eglise ne s’est pas contentée au cours de son histoire de faire parfois la guerre aux sorciers et aux sorcières : elle a elle-même mis en place une pratique de l’exorcisme, dont les représentants existent de nos jours, au XXIe siècle, et qui peut à bon droit être considérée comme une pratique concurrente de la sorcellerie héritée du paganisme.

Nous voulons mieux comprendre cette forme particulière d’exorcisme, parce que nous ne pouvons pas apprécier les avancées de la psychologie moderne, dans sa relation avec les différentes formes de la maladie mentale, si nous n’avons pas en vue l’approche thérapeutique qui, en accord avec l’orthodoxie religieuse, a marqué l’histoire de l’Europe pendant des siècles et sur le fond de laquelle vont se détacher les «progrès» de la psychologie au cours des deux derniers siècles.

D’ores et déjà, ce que nous pouvons dire des démons qui prennent possession de l’âme humaine dans cette représentation, c’est qu’ils présentent les caractéristiques suivantes :

– contrairement aux Erinyes de la religion des Grecs anciens dont le but, en entraînant l’homme vers le monde de la nuit, et vers l’exil de la folie, est de le punir pour des fautes commises contre l’ordre instauré par les dieux, le démon, lui, incarne l’antagonisme à Dieu. Il ne punit pas pour une faute : il pousse au contraire à la commettre !

– le mode d’existence du démon est paradoxal, en ce sens que cette existence ne devient réelle et agissante, et donc aliénante, que dans la mesure où l’homme est tombé dans la déchéance du fait de son éloignement de Dieu. Par conséquent, il convient d’un côté de dire que le démon n’existe pas en dehors du point de vue de l’homme déchu, dégradé : il est son illusion ! Une illusion qui se dissipe dès lors qu’il cesse d’occuper ce point de vue.

Mais, d’un autre côté, la guérison de l’âme suppose en quelque sorte que l’exorciste fasse comme si le démon existait vraiment, qu’il entre donc dans l’ordre de réalité du possédé, qu’il le rejoigne dans son illusion… Car le retour à la liberté pour l’âme ne se réalise pas sans un combat qui libère de l’emprise du démon ! De sorte que l’illusion devient une réalité de l’action.

– à partir de cette réalité voulue par les besoins de l’action, le démon acquiert aussi le pouvoir de se dissimuler. Cette dissimulation n’est en réalité que l’autre visage de la résistance de l’âme qui ne parvient pas à rompre avec son état de déchéance. Mais du pouvoir de dissimulation du démon va s’affirmer une sorte de définition très large de l’aliénation qui la rend plus proche de la vie soumise aux normes de la vie sociale que des excentricités de la démence…

L’homme de la normalité n’est souvent qu’un possédé du démon qui s’ingénie à nier la réalité de son état, et qui trouve dans ses semblables le moyen de conforter sa politique de déni, de travestissement de son aliénation en liberté…

Cette approche a enfin ceci de particulier qu’elle montre comment le démon peut user de l’argument de son inexistence dans l’absolu pour mieux jouer de sa dissimulation, et échapper ainsi aux prises de toute volonté libératrice.

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