Le prisme et l'horizon/Turquie : rêves d'empire

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Soupçonnée autrefois de favoriser discrètement l'établissement, au-delà de ses frontières orientales, d'une puissance militaire sunnite - l'Etat islamique - dont le rôle aurait été de faire barrage aux appétits de l'axe syro-iranien au lendemain du grand chambardement des révolutions arabes, la Turquie fait l'objet aujourd'hui d'un nouveau soupçon.

Il faut dire que bien des choses ont évolué sur le terrain depuis l'époque où le monde observait, horrifié, la montée en puissance de cette entité qui, au nom de l'islam, se livrait à des pratiques barbares et ouvertement terroristes. On a vu en effet les villes turques subir à leur tour la morsure des attentats signés de l'Etat islamique. On a vu l'armée turque s'engager de plus en plus dans des actions punitives, à travers des incursions en territoire irakien. Et, finalement, cet engagement est devenu tel que le gouvernement irakien, fortement secondé par Téhéran en cette affaire, ne cesse aujourd'hui de dénoncer "l'ingérence" de la Turquie qui veut s'imposer comme un acteur à part entière dans la reprise de Mossoul aux jihadistes…

Quel est donc ce soupçon dont la Turquie d'Erdogan fait l'objet à présent ? Il est lié, selon beaucoup d'observateurs, au projet de redonner à la Turquie le contrôle territorial qu'elle exerçait avant le traité de Lausanne en 1923... Mais s'agit-il vraiment d'un soupçon ? Le gouvernement s'en cache à peine. Des médias étrangers rapportent avec étonnement que les journaux progouvernementaux ne cessent pas, ces derniers jours, de publier d'anciennes cartes de la Turquie incluant les villes de Mossoul et de Kirkouk.

Le rapprochement avec la Russie, après l'épisode glacial qui a suivi l'incident de l'avion russe abattu en novembre dernier par l'armée turque, est lui-même interprété comme une façon d'emboîter le pas du puissant voisin du nord-est : la Russie n'a-t-elle pas envahi la Crimée au motif que des populations russophones s'y trouvaient et qu'elles étaient attachées à la Russie ? Ne l'a-t-elle pas fait sans que cela lui coûte autre chose que des sanctions économiques aux faibles conséquences, qui n'ont fait que donner à Poutine une envergure internationale plus grande ?

De fait, il y a en Irak une population turkmène et, d'autre part, il y a une minorité sunnite qui, sans être ethniquement proche de la Turquie, a d'autant plus besoin de se sentir protégée qu'elle a fait l'amère expérience, dans un passé pas très lointain, de la domination chiite. C'est d'ailleurs très précisément pour cette raison qu'elle n'a pas hésité à se jeter dans les bras de l'Etat islamique, malgré tout ce que les intentions de ce dernier affichaient de rebutant.

En un sens, ce profil conquérant de la Turquie fait l'affaire de tous ceux qui craignent aussi bien le retour d'un pouvoir chiite fort dans la région que ce qu'il pourrait provoquer comme tentations jihadistes auprès des populations sunnites. C'est la raison pour laquelle les Kurdes irakiens ferment les yeux sur la férocité de l'armée turque contre leurs cousins de Turquie et de Syrie.

C'est la raison pour laquelle les gouvernements occidentaux engagés dans la guerre contre l'EI ferment les yeux, pour leur part, sur la dérive autoritaire du président Erdogan, laissant presque seules les ONG militantes dénoncer les arrestations abusives, le retour de la torture, la presse mise aux ordres et, tout récemment, des maires interpellés parce que soupçonnés d'être proches de la mouvance kurde… Les pays du Golfe se sentent eux-mêmes rassurés d'avoir à leurs côtés, et impliquée en Irak, une puissance militaire membre de l'Alliance atlantique… Et même Poutine n'est pas fâché de savoir qu'avec Erdogan sur la scène, il n'est plus seul à pouvoir être montré du doigt pour ses menées stratégiques audacieuses : le cas échéant, il pourrait invoquer les agissements du président turc pour défendre son cas.

On en vient à penser que, avec la prochaine réforme de la Constitution, Erdogan compte bien se tailler les habits d'un nouveau chef d'empire, ou du moins de ce qui peut en tenir lieu de nos jours : aux visées qu'il a en Irak s'ajoutent celles qu'il nourrit en direction des pays d'Asie centrale, où la composante turcophone et sunnite pourrait ressentir aussi le besoin d'un centre de gravité.

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