La manière dont les grands philosophes grecs ont conçu l’âme humaine n’a jamais été dissociée d’une éthique qui, elle-même, n’a jamais été déconnectée d’une écoute tournée vers une parole divine : une écoute qui, bien que s’affirmant d’une manière plus critique sous la forme de ce que nous avons appelé une «herméneutique», redonnait vie, et autorité nouvelle, à la tradition des anciens et, en particulier, aux mythes…
Il faut donc enterrer tout espoir de recueillir une définition brute et neutre de la notion d’âme chez les Grecs. Cette investigation que nous avons engagée n’est pourtant pas sans aucun résultat. Nous ne devrions pas considérer que nous en revenons bredouilles. L’absence de réponse est à sa façon une réponse, si on veut bien se porter à l’écoute de ce qu’elle nous dit.
En effet, nous proposant il y a quelques semaines de nous enquérir de la définition exacte de l’âme avant d’envisager ce que peut bien vouloir dire le fait de la guérir, nous sommes renvoyés ici à l’idée que l’âme est naturellement et premièrement dans une relation avec une réalité qui, sans être transcendante, sans être absolument autre, l’oblige à être dans un état continuel de tension.
Ce vers quoi elle tend, à travers son écoute, est certes ce en quoi elle se réalise de façon supérieure, mais cette réalisation n’advient qu’à la condition qu’existe toujours la césure d’une altérité. C’est l’espace qui sépare, irrémédiablement, les hommes des dieux.
L’abolition de cet espace, tel qu’il nous est évoqué par un récit de la mythologie – la mort d’Héraklès et son ascension vers l’Olympe – relève d’un événement dont le caractère tout à fait exceptionnel confirme a contrario l’impossibilité d’une telle abolition dans le cours normal de la vie des hommes.
L’âme en musique… ou sous la tutelle des Titans
Or ce lien naturel avec l’espace du divin, qui nous a empêchés dans un premier temps d’accéder à une délimitation de la notion d’âme en tant que réalité isolée, est en train de nous suggérer qu’il nous faut inverser l’ordre des choses dans la démarche initiée : guérir l’âme avant d’en connaître la nature !
Guérir l’âme, c’est veiller à ce qu’elle soit dans une bonne écoute de la parole d’où lui parvient l’autorité quant à ce qu’elle doit faire et quant à ce qu’elle ne doit pas faire… C’est l’amener à «faire de la musique», selon l’ordre divin qui a été donné à Socrate : le seul ordre qui ne fût pas négatif, puisque Socrate raconte que les ordres qui lui parvenaient de son démon étaient des ordres exigeant de lui qu’il s’abstienne de telle action envisagée ou qu’il se reprenne sur telle autre, déjà engagée…
Là, au contraire, dans le Phédon, il nous fait part d’un ordre positif qui a en réalité un champ d’application le plus large qui soit. Car, selon l’interprétation qu’il en donne, il s’agit à travers lui de «philosopher»… Et, dit-il encore, d’apprendre à mourir : ce qui, on peut le supposer, est l’œuvre de toute une vie !
L’âme qui philosophe n’est pas une âme qui ratiocine, qui coupe les cheveux en quatre, selon le reproche que certains sophistes adressaient au vieux sage athénien. L’âme qui philosophe est une âme qui demeure dans l’écoute de la parole divine.
Ce qui la différencie de l’âme qui «mythologise» — si l’on peut oser ce néologisme — c’est qu’elle ne reçoit pas et ne conçoit pas d’autre injonction de la parole divine autre que celle qui exige de rester dans la proximité de cette même parole.
Elle n’est donc pas celle qui croit gagner les faveurs des dieux en leur immolant des bêtes ou en leur adressant des prières pour réaliser des volontés particulières. Non, tout ce qu’elle fait, en accord avec un ordre divin justement écouté et intelligemment interprété, c’est de se tenir dans cette folie divine à la faveur de laquelle elle accède désormais à la contemplation des vérités.
C’est en cela que philosopher, c’est faire de la musique. A l’inverse, l’âme qui ne philosophe pas – et qui est donc à guérir – c’est celle qui croit posséder des vérités indépendamment de toute écoute et de toute folie divine et qui, à partir de là, croit pouvoir aussi dicter un ordre au réel dans la nature et dans la cité.
Ce que, dans sa maladie et dans son malheur, fait l’âme du tyran. Tout le désordre pathologique de cette dernière vient de ce qu’elle s’est installée dans une rupture avec la sphère des dieux. Dans le langage du mythe, on dira qu’elle est retombée dans le chaos, sous la tutelle des Titans…
Le sens d’une éclipse
Il y a donc une continuité fondamentale entre la «psychothérapie» des trois grands philosophes athéniens, pour s’en tenir à eux, et ce que suggère Eschyle à travers le personnage d’Oreste, puisque la démence intervient chez ce dernier avec l’irruption des Erinyes, qui tentent, nous l’avons vu, de l’entraîner dans le monde de la nuit et, surtout, dans la mesure où c’est en se mettant en quête du dieu Apollon et en s’en remettant à son jugement qu’il parvient d’abord à s’extirper de l’emprise des Erinyes et, ensuite, à triompher de la folie et à faire triompher dans le même mouvement une justice nouvelle parmi les hommes…
Ce qui indique que l’obéissance à l’ordre divin — qui serait à rapprocher de celle de l’instrumentiste au chef d’orchestre dans la musique symphonique — ouvre sur des perspectives où l’initiative de l’homme peut conférer à ce dernier le pouvoir d’acculer les dieux à agir, en l’occurrence dans le sens d’une justice corrigée.
A vrai dire, ce qu’on observe à partir de Socrate dans le tournant que prend la philosophie, c’est que s’opère, en dehors de tout récit, de toute fiction, l’irruption de l’homme comme partenaire des dieux dans l’instauration de l’ordre divin, et cela de telle sorte que la présence divine devient elle-même de plus en plus discrète, jusqu’à presque s’éclipser avec la pensée d’Aristote.
Ce qu’on peine aujourd’hui à comprendre, c’est que cette éclipse puisse constituer une manière positive de pousser l’homme vers l’avant, de sorte qu’il prenne une part plus centrale et plus active dans la mise en scène de l’ordre divin au sein du monde… Loin d’être une façon de tourner le dos aux dieux, au polythéisme, comme cela a été interprété à tort par une pensée monothéiste trop zélée.
Disons donc, en conclusion, que la bonne santé de l’âme, si l’on considère cette pensée philosophique, est celle qui, tout en se tenant à l’écoute de la parole divine — âme musicienne — accepte aussi d’endosser le rôle de l’acteur central du monde, avec cette pensée que cette avancée sur la scène n’est pas une façon implicite d’écarter les dieux, mais au contraire d’obéir à leur injonction et de recueillir leur bénédiction.