Nous avons hérité du père de la linguistique, Ferdinand de Saussure, une distinction entre langue, langage et parole qui se résume dans les termes suivants : la langue est un système de communication conventionnel particulier, qui traduit la vocation innée de l’homme au langage. La parole, elle, est une utilisation personnelle de la langue, qui engage des différences de prononciation, de style, de syntaxe…
Cette distinction suscite des remarques. D’abord, que signifie que la langue soit un système conventionnel ? Autrement dit, qu’elle soit le produit d’une convention sociale ? L’idée est ici qu’il y a une équivalence entre des signes (sonores ou graphiques) et des significations qui renvoient elles-mêmes à des choses ou à des idées, et que cette équivalence varie d’une langue à une autre selon des accords plus ou moins explicites, plus ou moins tacites. C’est la même chose par exemple en mathématiques, où nous disposons de certains signes qui, chacun, a une signification particulière. Mais nous savons que, dans ce cas précis, la «convention» en vertu de laquelle chaque signe correspond à une signification a fait l’objet de discussions au sein de la société des savants mathématiciens et que, du reste, à chaque fois qu’une avancée nouvelle exige que soient créés de nouveaux signes, l’assemblée des mathématiciens les plus éminents est convoquée pour décider de la chose, ou pour entériner un usage déjà existant.
Il est évident que dans la pratique humaine des langues, nous n’avons rien de tel. Et, s’il y a quelque chose comme une convention à l’origine des langues, cette convention doit se perdre dans la nuit des temps. Bien sûr, de nos jours, une quantité importante de mots nous vient du domaine scientifique et a pu faire l’objet d’un accord entre spécialistes. Mais beaucoup de néologismes, dans le parler populaire, surgissent d’une sorte de génie insaisissable de la langue et s’imposent aux utilisateurs sans qu’ils aient eu leur mot à dire. Même si l’on pouvait remonter à leur inventeur individuel, on découvrirait que lui-même n’a commis ce néologisme, pour ainsi dire, que dans un élan involontaire et tout à fait spontané. De sorte qu’on pourrait dire à son sujet qu’il n’a été que l’instrument dont s’est servi le génie de la langue pour se manifester.
La notion de langue naturelle, par opposition à la langue construite, met donc en difficulté l’hypothèse d’une convention sociale qui serait à l’origine des langues. Les dialectes régionaux, dans certains pays, illustrent bien cette résistance des langues à l’idée de convention. Contre les langues nationales, dont certaines sont fabriquées à coup de décrets académiques pour les besoins de l’unité nationale, de l’homogénéisation culturelle de la population, il y a donc les langues qui furent celles des premiers hommes et dont les caractéristiques sonores, musicales, sont marquées. On retrouve cette opposition chez Rousseau quand il parle de langues septentrionales et de langues méridionales, consacrant ici une approche géographique pour affirmer que seules les langues méridionales sont «musicales»… On sait quel usage il a fait de cette approche pour fonder sa critique de l’opéra français et célébrer la supériorité de l’opéra italien.
Mais il y a bien une érosion musicale de la langue qui relève de l’action du temps, d’une organisation volontariste de la société dont les effets sur la langue se révèlent dans le temps. Or cette érosion est le pendant d’une mutation de la langue vers une forme plus artificielle, dont le modèle semble avoir servi de paradigme à Saussure. Pourtant, les langues modernes, si fabriquées soient-elles, s’appuient toujours sur un fond lexical et grammatical qui a servi de matière première ou de support à l’action de transformation : ce substrat échappe lui-même à cette action.
Seconde remarque : la parole, considère notre linguiste, est une «utilisation» personnelle de la langue. Elle intervient donc en fin de processus. Il faut qu’il y ait langue pour qu’il y ait parole. La chose paraît bien logique. On pourra pourtant demander ici s’il n’a pas fallu d’abord parler pour que, dans la suite, se constitue cette chose que l’on appelle langue, avec son système organisé de codifications. Ou dira-t-on qu’il s’agissait d’une «pré-parole», selon un certain usage qui distingue par exemple chez les humains un esprit rationnel et un esprit «pré-rationnel».
A l’aube de l’humanité, on peut imaginer, en effet, que nos lointains ancêtres s’essayaient à la parole, qu’ils baragouinaient à la manière des petits enfants en s’étonnant de la variété des sons qu’ils étaient capables de produire, des intonations qu’ils pouvaient leur donner… On niera donc que ce fut, à proprement parler, une parole, puisqu’il est entendu qu’on ne peut parler de parole qu’une fois mise en place une langue constituée.
On passera ici sur une difficulté relative à l’idée de convention : comment, en se contentant de baragouiner, en en restant aux approximations de cette «pré-parole», notre ancêtre va-t-il établir avec ses congénères la convention en vertu de laquelle sera fixée dans la durée la forme de la langue, avec son système d’équivalences entre sons et choses, sons et notions et avec ses règles de syntaxe.
Quand on considère la solidité de l’édifice et la belle organisation d’ensemble de ces idiomes qui ont fait l’admiration des ethno-linguistes, on se dit que cette «pré-parole» devait avoir un pouvoir de fondation tout à fait considérable et effectif. Cette «pré-parole» serait-elle donc une «super-parole» ?
Certes, cet aspect concerne le moment inaugural de genèse de la langue. Une fois que la langue est là, parler, c’est parler dans une langue. Ne pas le faire, c’est produire des sons incompréhensibles. Mais ce pouvoir fondateur de la parole qui précède la langue, est-ce pour autant quelque chose qui disparaît à tout jamais.
Il n’y a pas de raison particulière de le croire. Il demeure au contraire comme un pouvoir caché en tout homme, nourri sans doute de la sève du génie de la langue… Les poètes sont précisément ces hommes qui aiment toucher les profondeurs où ce pouvoir demeure vivant. C’est pourquoi leur métier est de toujours réinventer la langue, tout en la faisant chanter.