On considère généralement que Galilée a joué un rôle fondateur dans la science moderne parce que, au lieu de s’en tenir aux livres et à la tradition scolastique, il a fait le choix de l’observation directe. En l’occurrence, Galilée est celui qui, grâce à des lunettes astronomiques, a pu se rendre compte par exemple qu’il existait des taches sur la surface du soleil.
Ce détail qui paraît relativement anodin comportait cependant un enjeu tout à fait considérable, dans la mesure où il remettait entièrement en cause la conception aristotélicienne de l’univers et en particulier la division que faisait le philosophe grec entre monde sublunaire et monde supralunaire.
Selon cette conception, l’univers situé au-delà de la lune, différent de celui dans lequel nous vivons, est caractérisé par la perfection et l’éternité de ses mouvements circulaires, semblables à ceux d’une divine horloge que rien ne vient altérer, ou « tacher »…
Or l’observation de Galilée montre que les mouvements violents dont Aristote pensait qu’ils n’existaient que dans notre monde sublunaire existent aussi au-delà ! Ce qui signifie donc que les lois qui gouvernent l’univers sont les mêmes partout, de façon uniforme…
Un des paradoxes de la science moderne est pourtant que Galilée va prendre une place centrale dans la pensée d’un Descartes – dont on sait qu’il voue une méfiance à l’égard des sens – alors que Francis Bacon, considéré comme le fondateur de l’empirisme, celui qui accorde à l’observation des faits une importance décisive, va marquer au contraire ses distances à l’égard de l’astronome italien…
Contre Aristote, un Novum Organum
« Inutile au genre humain » : voilà ce qu’aurait dit Bacon à propos du télescope de Galilée. La confiance accordée aux données de l’observation des sens n’explique pas à elle seule la tournure que prend le projet de connaissance du monde.
Pour le philosophe anglais, le critère de « l’utilité au genre humain » n’est pas secondaire : il est ce qui détermine la valeur de la connaissance. Une connaissance certaine et indubitable mais dont on ne voit pas ce qu’elle peut apporter à la paix et à la prospérité des hommes n’est pas une connaissance digne d’intérêt.
Cette remarque indique comment le courant empiriste va opérer un mouvement de retrait par rapport au modèle mathématique de la science et que, dans le même temps, s’inspirant davantage du modèle de la médecine – celle des âmes individuelles comme celle des sociétés – elle va concevoir l’expérience de la connaissance comme liée d’emblée à un projet d’amélioration du bien-être de l’homme dans son existence terrestre.
C’est précisément pour cette raison que, malgré ses liens douteux avec une tradition qui semble beaucoup plus proche des croyances de la pensée magique que de la connaissance lucide, l’alchimie va bénéficier d’une attention particulière de la part des premiers empiristes : elle est centrée sur l’amélioration. Le passage du plomb à l’or concerne aussi bien la matière que l’esprit et, à vrai dire, il semble que l’essentiel du propos soit une métaphore en vue d’une amélioration essentiellement spirituelle. Ce qui, soit dit en passant, relativise l’extravagance des croyances.
On est manifestement en présence d’un moment stratégique de l’histoire dont on pense qu’il faut l’examiner minutieusement pour saisir la manière dont l’évolution des pratiques en matière de guérison de l’âme s’y enracine.
La critique dont Francis Bacon gratifie l’œuvre de Paracelse s’inscrit dans cette démarche : il s’agit moins de reprocher à ce dernier de s’adonner à la pratique de l’alchimie que de le reprendre sur la question de la méthode. Car, comme Descartes cette fois, Francis Bacon est un penseur de la méthode.
Comme lui aussi, il rompt avec Aristote et se veut ainsi le fondateur d’une manière nouvelle de chercher le vrai dans les choses. D’où le titre de son œuvre principale – Novum organum -, lequel s’oppose à l’Organon, qui est le nom commun par lequel on désigne les textes aristotéliciens où il est question des règles de la démonstration dans le discours scientifique.
Une alchimie domestiquée
Bref, Francis Bacon est davantage soucieux de réformer l’alchimie que de l’abolir, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il sera regardé avec beaucoup de suspicion par les théoriciens tardifs.
D’une façon générale et brève, la nouvelle méthode qu’il présente consiste à énoncer les règles de l’induction, c’est-à-dire du passage du fait observé à la loi générale qui, dans un second temps, permettra d’appréhender de nouveaux faits : « Mais la méthode que nous suivons (nous l’avons répété en termes clairs et il est utile de le dire encore) ne consiste pas à tirer des œuvres d’autres œuvres, des expériences d’autres expériences, comme le font les empiriques, mais à tirer des œuvres et des expériences les causes et les axiomes et en retour, des causes et des axiomes, de nouvelles œuvres et expériences comme le font les interprètes légitimes de la nature. »
Il s’agit en somme de lire correctement dans le grand livre de la nature, sans faire d’extrapolations à partir de quelques faits observés en petit nombre, mais en s’astreignant à la prudence, c’est-à-dire en s’assurant qu’entre une expérience et une autre qu’on présume du même ordre, il existe bien une loi générale qui la valide : loi qui, elle même, ne se donne pas plus d’autorité que celle que lui confèrent les expériences au noms desquelles elle a été instituée.
Ce qui se passe donc, c’est que l’alchimie – science « vulgaire » en raison de sa méthode mal dégrossie, non débarrassée de ses « idoles » qui égarent l’intelligence, mais malgré tout exemple d’une science tournée vers le bien-être de l’homme – doit renoncer avec Bacon au lyrisme poétique de ses extrapolations, mettre un frein à ses géniales divagations et s’en tenir désormais aux règles plus prosaïques d’une méthode inductive.
Moyennant quoi, elle représente le prototype du savoir humain et peut apporter une contribution substantielle au projet qui sous-tend l’ensemble de la démarche : permettre à l’homme de mettre son savoir au service du progrès de son bien-être.
Or toutes ces considérations nous amènent à nous demander ce qu’il faut entendre par bien-être, s’agissant en tout cas de celui de l’âme et, à partir de là, ce que peut bien vouloir dire une « alchimie » – assagie, ramenée sur terre et rendue plus rigoureuse – qui, en guérissant l’âme blessée, l’âme « plombée », lui permettrait de se réapproprier le territoire « doré » de son bien-être.