Mardi prochain 16 mai, Recep Tayyip Erdogan sera reçu à Washington par Donald Trump. Une visite pas du tout anodine puisqu’elle interviendra à cinq jours d’un grand sommet arabe qui doit se tenir à Riyad le 21 mai et auquel assistera le président américain : en quoi cette rencontre s’imposait-elle dans le calendrier de la diplomatie américaine, est-on tenté de demander ?
D’autant qu’entre Washington et Ankara il y a, c’est le moins qu’on puisse dire, de l’électricité dans l’air actuellement. C’est particulièrement le cas depuis que les Américains ont annoncé, mercredi dernier, leur décision d’armer les milices kurdes de l’YPG, qui représentent la composante essentielle des Forces démocratiques syriennes (FDS).
Comment Trump et Erdogan vont-ils gérer leur crise ? C’est l’autre question qu’on ne peut s’empêcher de se poser à propos de ce voyage. Aussitôt informé de la décision américaine, le président turc s’est empressé de faire part de sa «colère» et a demandé aux Américains de revenir sur leur décision «sans délai».
A quoi les Américains ont répondu en informant qu’ils n’avaient aucunement l’intention de modifier leur décision et que la distribution des armes aux milices kurdes se ferait rapidement puisque, expliquent-ils, le matériel est déjà sur place : armes légères et leurs munitions, véhicules blindés, mitrailleuses lourdes, mortiers, etc.
Le conflit entre les deux pays ne date pas d’hier au sujet des YPG, que la Turquie considère comme une extension du Parti des travailleurs kurdes (PKK) et qu’elle qualifie pour cette raison de «terroristes», mais en qui les Etats-Unis voient au contraire une des forces majeures et décisives dans la guerre contre le groupe Etat islamique.
Cela fait longtemps que ces deux alliés «font avec» leurs divergences sur ce sujet particulier. Le mois dernier, l’armée de l’air turque a bombardé des positions des forces kurdes dans le nord-est de la Syrie, ce qui a irrité les autorités américaines. Mais sans autre conséquence. La preuve : le voyage d’Erdogan à Washington n’a pas été remis en cause. Entre-temps, l’armée de la coalition anti-EI — qui est essentiellement américaine — continue d’apporter un soutien particulier aux FDS, à la fois par le conseil au sol et par les interventions aériennes en cas d’offensive.
C’est en grande partie ce qui a permis à ces forces de s’emparer tout récemment de la ville de Tabqa, dont la valeur stratégique est de grande importance. Aujourd’hui, cette alliance arabo-kurde contrôle le barrage le plus important de Syrie et, surtout, elle représente le fer de lance en vue de l’attaque de la ville de Raqqa, grand fief du groupe Etat islamique et prochaine étape des opérations.
Dans les semaines qui viennent, et maintenant que le verrou de Tabqa a sauté, les FDS vont arriver aux abords de Raqqa et engager ce qui, pour le monde entier, va s’apparenter au combat final contre la présence de l’EI en terre syrienne et contre sa présence sur terre de façon générale : un combat hautement symbolique qui va conférer à l’alliance arabo-kurde une légitimité supérieure pour incarner une alternance sur les ruines du jihadisme international et de ses pratiques barbares. Et une question va s’inviter dans les esprits de façon plus insistante : quelle est la place de cette force particulière dans les discussions de Genève et d’Astana ? Quelle est sa place puisque, aujourd’hui, le seul représentant des rebelles dans les négociations de paix, ou dans leur mise en place, est la Turquie ?
Le récent accord au sujet des «zones de désescalade» a été signé à Astana (Kazakhstan) en présence des trois parrains que sont la Russie, l’Iran et la Turquie. Aucun de ces trois pays ne représente l’alliance arabo-kurde, qui est pourtant un acteur central !
Le pouvoir d’Ankara nous a étonnés par son référendum qui inscrit dans la vie politique un retour au régime présidentiel, avec toutes les dérives possibles que cela comporte. Va-t-il prendre de nouveau le sens de l’histoire à revers en écartant durablement de son champ de relations un acteur qui s’impose par la puissance de ses soutiens et par la nouveauté de sa structure, en tant que rassemblement d’Arabes et de Kurdes, mais aussi de musulmans et de chrétiens ? Ou est-ce que cette rencontre de Washington ménage une issue que nous ignorons ?
Bref, au-delà des questions que suscite le voyage du président turc dans la capitale américaine, il y a des questions au sujet de la façon dont la Turquie entend gérer la situation dans son environnement immédiat et construire des voisinages apaisés pour l’avenir.