Philosophie et psychanalyse /// Oedipe : à propos d’une lecture forcée

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Face au désordre mental, qui isole du monde, le jeu du désir est ce qui permet de se frayer une issue, de rétablir chez le patient une communication positive avec l’extérieur. C’est la raison pour laquelle, comme nous l’avons précisé précédemment, Freud considère l’instauration d’une relation « érotique » entre le psychanalyste et son patient comme un élément fondamental de la thérapie.

Et ce que nous avons précisé également, c’est que le «transfert» — puisque c’est de cela qu’il s’agit – met le psychanalyste dans une position qui contraste avec l’attitude nécessairement distante qui caractérise toute démarche se voulant scientifique : le soignant doit s’aventurer à la rencontre de son malade, à l’endroit où l’étincelle du désir peut naître.

Ce qui suppose qu’il doit affronter l’élément du désordre, sans chercher à s’y dérober. C’est seulement une fois établie la communication par le jeu du désir que peut avoir lieu le travail d’analyse à la faveur duquel l’ancien drame révèle sa nature et que la possibilité se manifeste pour le psychanalyste d’en partager la compréhension avec son patient.

En réalité, la réussite d’une psychanalyse – et l’on sait tous qu’elle n’est pas garantie – dépend en grande partie de ce transfert qui, s’il est puissant, va produire deux effets bénéfiques : renforcer la communication, donc faire reculer les limites de l’enfermement intérieur du malade et, d’autre part, donner au psychanalyste de la matière à interpréter : une matière « utile », pour ainsi dire, dans le sens où elle permet d’approcher sans cesse de la vérité des événements du passé qui ont provoqué la maladie. Mais qu’est-ce qu’un transfert puissant ?

Pour la théorie psychanalytique, ou en tout cas pour tout un courant de cette théorie, c’est un transfert où le désir, avec sa dimension sexuelle, est lui-même puissant. Ce qui signifie que c’est autour de ce désir érotique que va s’opérer une réintégration du malade mental dans la société, dont la relation avec le psychanalyste serait comme le premier acte.

Or on observe que cette démarche d’intégration, voire de normalisation, se réalise sur fond d’une attaque, plus ou moins explicite, de la société du point de vue de l’autorité morale qu’elle exerce sur les individus, dans la mesure où cette autorité est considérée comme hostile, source de « refoulement » du désir et de culpabilisation.

Bref, l’intégration qu’offre le psychanalyste à son patient à travers le jeu du désir n’est pas dissociable d’un mouvement d’insurrection dans lequel le patient se trouve entrainé et qui, on peut le penser, entre dans la définition de sa guérison. C’est ce qui explique que la psychanalyse, en dehors de l’innovation qu’elle a constitué sur le plan intellectuel, a joué au faîte de sa gloire le rôle de révolution culturelle, en opérant d’ailleurs une jonction avec le marxisme…

Cette révolution culturelle fut aussi une « révolution sexuelle », observée dans les années 60 et 70 comme une curiosité par le reste du monde, et sans doute comme un signe de décadence de la civilisation occidentale par tous ceux chez qui cette révolution provoquait un mouvement de rejet.

Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que l’approche psychanalytique repose sur une rencontre où l’élément du désir se couple à une complicité dans l’insurrection contre la société en tant que système de valeurs traditionnelles. Or cela, ce type particulier de relation, va avoir une incidence sur l’approche de lecture appliquée au drame intérieur du malade, sur la façon dont le travail de remémoration va être conduit, sur la façon dont la restitution des événements va finalement subir la pression intellectuelle de certains présupposés théoriques.

Pour mieux faire comprendre ce que nous voulons dire par là, faisons un détour par la figure d’Œdipe, que Freud emprunte à la mythologie grecque pour en faire une clé d’interprétation des drames psychiques dans leur extrême diversité.

L’histoire d’Œdipe fait l’objet chez Sophocle de deux tragédies – Œdipe roi et Œdipe à Colone – entre lesquelles s’interpose une troisième – Antigone ! Œdipe est ce roi qui, à son insu, va commettre un double crime : tuer son père et épouser sa mère. L’histoire raconte aussi que ce malheur avait été prédit par un devin à la naissance de l’enfant et que les parents avaient tenté de l’éloigner, mais en vain.

Cette inéluctabilité du destin d’Œdipe a sans doute été comprise par Freud comme le signe d’une vérité profonde inscrite dans l’âme humaine et qu’il formule comme une loi physique. C’est le fameux complexe d’Œdipe, en vertu duquel l’enfant est attiré par le parent de sexe opposé et souhaite l’élimination du parent de même sexe.

Le désir sexuel, dans sa forme primaire, est désir d’appropriation exclusive. Et toute crise psychique s’enracine dans une blessure liée au sentiment d’avoir été rejeté, banni et interdit du droit de jouir de cet objet du désir qu’est l’un des deux parents. Voilà donc ce que Freud croit pouvoir déceler dans le récit grec : une intuition concernant la nature humaine qui, au lieu de se présenter sous la forme d’une loi générale, s’exprime de façon plus confuse à travers la fiction d’un mythe.

Cette lecture du mythe est séduisante dans sa hardiesse mais elle est aussi réductrice. Et ce qui paraît relever d’un détail de l’herméneutique littéraire de Freud en ce qui concerne une ancienne tragédie nous semble au contraire ouvrir la voie à un questionnement sur la capacité de l’analyse freudienne à soutenir l’épreuve de la vérité. Nous disons cela avec la pensée que c’est le même respect qui prévaut face au texte d’une œuvre littéraire et face au texte d’une âme humaine dont le passé dramatique se dérobe.

Il paraît assez évident, en tout cas, que Freud passe à côté d’un aspect du mythe qui en constitue une dimension essentielle et forte… Et qui a d’ailleurs quelque chose d’important à nous dire sur notre sujet : ce que c’est que guérir du mal qu’est toute confusion mentale. Car si Œdipe n’est pas un fou, son parcours de vie peut très bien retracer de façon métaphorique ce que c’est d’abord que le basculement dans la nuit de l’exil intérieur, puis ce que c’est que la sortie de cet exil au prix d’une souffrance éprouvée et héroïquement acceptée...

Non seulement la lecture de Freud ignore cette métaphore, en laquelle il aurait pu reconnaître une objection possible à ses présupposés, mais il fait violence au texte pour y mettre un sens qui n’est sans doute pas le sien. C’est la même démarche — outrancière et orientée — dont on peut le soupçonner quand il s’agit de donner un sens au drame secret du patient.

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