Philosophie et psychanalyse /// Binswanger, le «guide de montagne»

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L’étape à laquelle nous parvenons dans notre chronique est une étape critique, parce que les figures que nous y abordons représentent des personnalités elles-mêmes tiraillées par le questionnement philosophique, d’une part, et par le souci de répondre de la façon la plus juste qui soit à la détresse de la maladie mentale d’autre part. Et que ces deux composantes de leur activité intellectuelle ne sont pas des aspects à mettre côte-à-côte : elles sont prises chez eux dans une relation de réciprocité dynamique. Tel est le cas de Karl Jaspers, mais d’abord de Ludwig Binswanger.

Binswanger est un psychiatre suisse, fils et petit-fils de psychiatre qui passera sa carrière entière dans la clinique familiale – la clinique de Bellevue à Kreuzlingen, sur le lac de Constance. Comme un de ses lointains concitoyens dont nous avons été amenés à parler, Paracelse, sa formation est partagée entre la médecine et la philosophie.

Et comme pour cet ancêtre alchimiste, la philosophie ne prend tout à fait son sens qu’en tant qu’elle est mise au service de l’art de guérir. Est-ce la réduire que de lui attribuer cette fonction essentielle, ou est-ce au contraire la mettre en condition de révéler en elle ce qui est susceptible de lui faire dépasser ses crises, lorsqu’elle est livrée au seul horizon de ses méditations ?

Parce que Binswanger n’a jamais cessé d’être psychiatre, même lorsqu’il était mêlé au cœur des grandes controverses philosophiques autour de la phénoménologie et de l’existentialisme heideggérien, parce que, tout au contraire, c’est toujours d’abord en psychiatre qu’il a abordé les problèmes philosophiques, la philosophie a été fécondée par lui d’une manière qui, de notre point de vue, reste largement insoupçonnée.

En tout cas, son influence sur la pensée d’auteurs comme Henri Maldiney est assez décisive, et reçoit à travers de tels «relais» une portée qui touche d’autres domaines : l’esthétique, mais aussi l’éthique, bien sûr.

Aider à renouer avec les possibles

De fait, Binswanger est le fondateur d’un courant de la psychologie clinique qui s’appelle «analyse existentielle» : en allemand «Daseinanalyse» ! Et ce qui est visé par l’approche qu’il préconise, ce ne sont pas essentiellement les névroses, pour lesquelles la psychanalyse freudienne pourrait être considérée comme plus appropriée, mais les psychoses — pathologies plus lourdes —, face auxquelles les innovations de Freud se sont révélées insuffisantes, aux dires en tout cas de Binswanger lui-même qui les a testées dans sa clinique.

L’analyse existentielle va avoir des retombées dans la sphère de la médecine mentale. Le courant de l’antipsychiatrie s’en réclamera à travers certains représentants éminents comme Ronald Laing. La Gestalt-thérapie, dont nous aurons à parler, se reconnaît une dette aussi, et la psychothérapie institutionnelle pourrait en faire autant.

La mise en cause de la frontière entre normalité et anormalité dans le traitement du malade, l’accompagnement de ce dernier en tant que partenaire en vue d’une reprise de la construction de son projet d’être au monde, le rejet de toute méthode impliquant que le patient soit réduit au rang d’objet — ce qui briserait d’ailleurs la nature «fraternelle» de la relation —, la distance prise avec le thème freudien du transfert, mais aussi l’importance accordée à la parole, à laquelle notre médecin ajoute le toucher comme technique thérapeutique, tout cela s’inscrit dans le droit fil d’une tradition qui était celle de la clinique de Bellevue et tout cela fait école, essaime parmi certains grands théoriciens de la psychiatrie.

Mais l’impact de l’analyse existentielle dans le domaine de la philosophie n’est pas moindre. Elle ouvre des perspectives, que Michel Foucault est loin d’avoir épuisées, prisonnier qu’il était de la question de l’incarcération comme réponse à la folie. Ce qui est en jeu ici, c’est une «prise de risque» du médecin, dans la mesure où il accepte d’aller à la rencontre du malade et de le rejoindre…

L’image utilisée par Binswanger, et devenue assez familière pour décrire sa méthode, est celle du guide de montagne qui vient au secours du marcheur égaré : il s’agit de l’aider à retrouver son chemin par-delà le désarroi, la peur de s’être perdu. L’idée est de le réconcilier avec l’expérience du possible dans la recherche de l’issue. Cette piste-là, généreuse, inspire la philosophie, lui ouvre la voie en vue peut-être de nouvelles aventures qui, sans lui faire quitter son terrain propre, sans la tirer vers celui de la pratique de l’art de guérir, l’amènent pourtant à s’approprier des expériences voisines, laissées en souffrance et qui lui reviennent en propre.

Le sujet, une «histoire de vie»

Mais ce pouvoir de fécondation de la philosophie n’aurait sans doute pas été atteint si Binswanger ne s’était pas lui-même laissé féconder par la philosophie, et d’abord par la phénoménologie de Husserl, à laquelle il a fait grand accueil au début de sa carrière. Il y a, dans l’attention de Husserl à la chose, à laquelle il convient de «faire retour» — contre l’attitude objectivante qui la cantonne dans l’espace mathématisable du savant — une sagesse qu’il veut faire sienne et qui va lui permettre de relancer sa réflexion sur de nouvelles bases, en prenant congé du discours classique de la psychiatrie.

C’est cette approche qui, sans renoncer à la rigueur scientifique qui fut aussi celle de Husserl, aspire à viser la singularité infinie et infiniment vivante de ce qui se donne, sans l’occulter par la loi générale qui prétend le soumettre à sa règle.

Lors du premier congrès international de psychiatrie qui se tient à Paris en 1950, Ludwig Binswanger fait un exposé de son approche dans lequel il souligne l’importance que revêt l’élément biographique du patient : il y a une histoire de vie à élucider, qui raconte un être au monde spécifique.

De ce point de vue, les blessures du passé ne sont pas plus importantes que la difficulté de la reprise d’initiative dans le projet de cet être au monde. La «chose» qu’est le patient reçoit ici toute l’amplitude temporelle qu’elle mérite.

En outre, la phénoménologie qui redonne au sujet son espace de «corps propre» offrait également les outils conceptuels d’une thérapie qui ne se laissait pas distraire de la singularité humaine du patient, et cela en consacrant la notion de «vécu corporel».

Toutefois, on note que Binwanger a eu son tournant heideggérien dans les années 30, avant de revenir quelques années plus tard à Husserl. Quel est le sens de cette hésitation et en quoi peut-elle nous renseigner sur la pensée des deux philosophes.

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