La question a été évoquée dans les colonnes de cette chronique : la philosophie a-t-elle un droit de cité dans l’enceinte du monde arabo-musulman ? Cette question renvoie naturellement au problème de l’autorité que s’octroie l’hostilité à l’égard de la philosophie dans ce monde-là, et qu’elle ne s’octroie pas dans le monde occidental…
Dès le Moyen-âge, autour du XIIe siècle, on assiste en Europe à une insurrection philosophique, qui s’appuie alors sur la doctrine d’Averroès, notre Ibn Rochd, pour évoluer ensuite, à la faveur d’une opposition moins frontale, à travers une forme de philosophie dite chrétienne mais où l’autorité d’Aristote est préservée… Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, en complément, comme le fait que la théologie chrétienne se développe à l’époque antique sur fond de platonisme, dans un contexte de liberté relative, puisque le christianisme ne devient religion officielle de l’empire romain que de façon tardive.
On rappellera ici, en passant, que Carthage n’a pas joué un rôle mineur dans la formation de ce discours théologique, avant même l’arrivée de saint Augustin… Même des figures comme Tertullien (155-220 ap J.C.) ou Cyprien (200-258), qui se gardent d’inscrire leur pensée dans la continuité des anciens Grecs, baignent dans une culture intellectuelle essentiellement héritée de la Grèce et de sa passion dialectique. Ils ont donc contribué à conférer au discours religieux une plus grande tolérance à l’égard de la philosophie…
Mais le fait de rappeler cette différence entre Orient musulman et Occident chrétien du point de vue de la place qui est faite à la philosophie dans la cité ne devrait pas nous laisser penser que l’Europe est un Eldorado. L’activité philosophique se maintient certes dans le cadre de la vie universitaire, où elle jouit de moyens souvent énormes en termes de documentation et d’enseignement. Mais, sortie de là, elle subit le traitement d’une sorte de brouillage de son message par la machine médiatico-politique. De sorte qu’elle finit par se réfugier dans son milieu académique. Et le jeune citoyen européen qui se sent aujourd’hui une attirance pour la philosophie, parce que les questions qu’il se pose portent sur le sens du tout et sur le tout du sens, doit donc nager à contre-courant de son époque pour aller rejoindre la philosophie dans sa citadelle universitaire, avec le risque d’ailleurs de tomber sur des enseignants qui mènent leur carrière avec le sérieux du bon fonctionnaire…
Bref, la philosophie a droit de cité en Occident, mais plus comme discipline universitaire que comme ce qu’elle a été dans le passé, à savoir une activité intellectuelle pleine d’audace, bousculant les certitudes communes pour ouvrir la profondeur de champ d’un sens renouvelé, et faisant parvenir l’écho de ses travaux dans l’espace public. Cette manière de s’imposer à la cité n’est pas une qualité qui s’ajoute à la philosophie : au contraire, la philosophie ne se conçoit pas sans cette violence salutaire, sans laquelle la cité sombre dans une paresse intellectuelle, dont le fourmillement aveugle des travaux scientifiques n’est que la figure moderne…
Le brouillage politico-médiatique du message de la philosophie consiste justement, ou principalement, à fondre l’activité philosophique dans le magma des travaux scientifiques, dont la vérité ne répond à aucune question de fond pour l’homme, mais détourne bien plutôt l’homme de son humanité, comme le dénonce le français Michel Henry dans sa Barbarie (Grasset, 1987).
Cette situation veut dire que, pour le citoyen et apprenti philosophe du monde arabo-musulman, le défi est double : il doit s’expliquer avec sa propre tradition afin de lui arracher un droit de cité pour la philosophie, en pointant du doigt une autorité théologico-politique synonyme d’asphyxie de la vie intellectuelle, ou de production d’une vie intellectuelle qui fait figure de fausse monnaie et, d’un autre côté, il doit se garder de se laisser piéger par un modèle occidental qui, quels que soient ses avantages dans le détail, reste un modèle en crise.
Comme si ce n’était pas assez, comme si l’entreprise n’était pas suffisamment herculéenne, s’ajouterait à cela un problème « technique » qui concerne la langue à utiliser.
La question a également été soulevée dans un des premiers articles de cette chronique, et nous avions alors répondu par la négative à l’hypothèse selon laquelle l’obligation d’assumer la tradition philosophique arabe exigeait que l’on s’abstînt de recourir à toute autre langue que l’arabe. Normal, dirions-nous, pour quelqu’un qui rédige en langue française et qui, vous l’avez deviné, serait bien embêté à l’idée de passer à la langue arabe. Certes. Nous avons conscience de la difficulté, d’autant que philosopher dans une langue, ce n’est pas comme l’utiliser pour tel ou tel usage particulier : c’est mener contre elle un combat au corps à corps dans lequel notre identité est pleinement engagée. C’est donc prendre le risque, à la faveur de la violence du combat, de subir une perte identitaire. Ou une transformation identitaire.
Mais on aurait tort de penser que l’entreprise qui se propose puisse être envisagée dans le confort d’une stabilité identitaire. Même si c’était l’arabe que nous utilisions, l’usage que nous en ferions ne serait pas habituel, et certainement pas celui qui consiste à l’agiter comme un étendard dans un mouvement de repli face aux « invasions » linguistiques étrangères. Là aussi, il y aurait combat au corps à corps. Or ce combat relève d’une redécouverte de la langue et de ses possibles… Et il se prête fort bien à un bilinguisme, voire à un plurilinguisme, dès lors que la redécouverte à laquelle il donne lieu est aussi celle des résonances que jouent les langues dans leur relation de cohabitation.
La langue philosophante est une langue qui se transforme, qui se métamorphose… Nous voulons dire par là qu’il n’y a pas, d’un côté, la langue et, de l’autre, les différents usages qui en sont faits, parmi lesquels la philosophie. Aucune langue ne sort indemne de sa rencontre avec la philosophie : il y a pour elle un avant et un après, comme on dit couramment.
Or, dans ce processus de transformation par la philosophie, les langues n’ont pas entre elles une relation de répulsion, mais au contraire d’attraction… Il est heureux, par conséquent, que dans un pays comme le nôtre, où prévaut le bilinguisme, nous puissions jouer sur la corde de cette attraction. Il y va de notre capacité à nous approprier la langue française à travers un usage essentiel, et non instrumental, dicté par quelque intérêt prosaïque, mais il y va aussi de notre capacité à mobiliser la ressource de la résonance des langues au service d’une entreprise de régénération intellectuelle.
Le dilemme autour de la langue à utiliser ne devrait donc pas être un problème, mais au contraire l’expression de la richesse des ressources sur la voie qui mène vers la philosophie. Cela suppose bien sûr un sérieux dans la façon de s’engager en faveur de l’une ou l’autre langue, mais cela suppose également une oreille de poète pour se tenir attentif aux consonances qui peuvent surgir, et qui sont comme le suc de notre bilinguisme.